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25 août 2014

Une vie dans le décor

uneviedansledecor

Je suis née durant les folles années. Je suis née dans la joie.

Mon père trimait pour le théâtre. Menuisier décorateur. Un enchanteur...
De ses mains naissaient des rues londoniennes, des cités grecques, du mobilier de roi. Je ne sais qui de lui, du théâtre, de la troupe m’a le plus façonné. Je garde et chéris, câline le souvenir de sa main chaude, solide, me tapotant le dos, sa douce rigueur me guidant vers les belles manières, la fierté qu’il ne savait cacher lorsqu’on me trouvait gironde. Papa... Si tu me voyais !

Moisie, grisâtre, je n’étais que débris attendant la décharge. Le temps, comme ma robe, s’effilochait. Mais l’envie demeurait tapie au fond de ma vieille carcasse. Pis aujourd’hui... à 88 printemps, le rideau va s’ouvrir, la scène m’appartenir.
Je me sens belle comme une môme, même si je le dois pour beaucoup à la soie vive qui me renippe en couleurs, au galbe artificiel qui gonfle comme une baudruche ma silhouette frêle et creuse. Qu’importe ! Je les entends jouer, cachée derrière un paravent. Immobile, attentive, je perçois les premiers rangs sourire et toussoter. Une jeune potiche patiente à mes côtés. Nous nous ignorons ostensiblement. Richard est dans le tempo. Ses pas martèlent joyeusement le plancher. Catherine semble à la peine, son rythme est bien plus lent, fatigué. Tant de répétitions, de vexations...

Claude m’évoque d’anciens tyrans. Sans pitié, il ne cède rien. Je crois qu’il aime détester ses acteurs. Plus encore ses actrices. Catherine en a bavé. Il l’a tourmenté sur un rire trop léger, un pas légèrement raide. La pauvre, elle reprenait le rire jusqu’à pleurer. Il mimait ses sanglots, moquait son manque de résistance. Cruel, impatient.
Richard est intervenu. Mais Claude a tourné le dos. Il est parti sans un mot. Peau de balle ! Trois jours sans nouvelles du maître. Richard ne s’est plus jamais interposé entre le metteur en scène et sa créature.
C’est ainsi qu’il considère les femmes : des créatures faibles, parfois talentueuses mais toujours vicieuses. Catherine en a bavé. Inexorablement elle a décliné, glissé vers la fadeur... Puis m’est tombé dessus. En fuyant le plateau.
M’a pas vu. Je traînais comme toujours en coulisse. Et Bang ! Toutes deux enchevêtrées les quatre fers en l’air. Je garde de cette rencontre une faiblesse dans le dos qui me fait grincer, parfois. Une amie aussi.

Je me fais discrète, présente, planquée dans un recoin, prête à l’accueillir, étreindre ses plaintes lorsque Claude l’Auguste la gratte jusqu’aux larmes. Moi, J’ai jamais su pleurer. Ce ne sont pas les malheurs qui manquent, mais quelques gouttes d’eau. Je suis sèche, raide, incapable de laisser sourdre une émotion pour la ficher dehors.
Elles sont si belles pourtant, ses p’tites perles translucides... Refusées. Je dois porter ma peine, la laisser incruster, sculpter mon âme, roidir mon être tout entier. Tout reste en moi. Les années de joie tout autant que la fureur, la guerre, le manque, les privations. La troupe affamée, le général Neuemann, ses lourdes bottes crottées qu’il essuyait sur ma robe de jeunesse, méticuleux, calme, serein, certain de ne se voir opposer aucune résistance. Immobile, pétrie d’effroi, broyée par son poids, étouffant sous ses pets, j’étais obligée d’assister au choix de sa victime : toutes les filles assemblées jupes relevées, penchées en révérence pour révéler leur croupe, que monsieur choisisse en connaissance qui de ses actrices deviendrait sa catin. Et il me repoussait, jamais loin. J’assistais à la tyrannie de son vice. Je porte encore son foutre.

Ah non ! Suis toute proprette. C’est vrai. Belle et pimpante comme aux premières années, lorsque jeunette fraîche je regardais danser les fêtes étourdissantes. Et y participais ! Chez nous, point de Jouvet grandiloquent ou de Cocteau poète mais le rire de Guitry, la gouaille de Chevalier, Mistinguett. Enfin... pour les grandes dates, car l’ordinaire ronronnait au Boulevard de piètre qualité mais dieu qu’on s’en payait ! L’heureuse enfance m’a chevillé la joie comme ultime ressource pour traverser le pire. J’ai toujours un refrain qui colle à ma déprime pour me remettre en train. C’est ma force. Je ne chiale pas mais je sais me réjouir. Ca aide durant les crises. Celle de 29, la plus belle, parbleu ! Quant la moitié des cabarets a fermé et qu’on a plus monté de spectacle faute de spectateurs. Ah ! Les spectateurs... C’est volatile le spectateur. Surtout en province. Et difficile. On ne sait jamais ce qui va lui plaire. Longtemps l‘opérette a fait recette. Mais c’est fini. C’est ringard, y parait. Et moi ? J’étais tricarde aussi. Me voilà à deux pas de la scène, vieille caqueteuse (1) aux côtés d’une potiche, attendant mon entrée. Dans la vie, tout change, faut le savoir. ça évite les déboires. Et du changement, j’en ai vu... De décors, de troupes, de costumes. Le pire c’est l’apparence, la vieillerie. Les autres te regardent plus comme avant. Et toi, tu comprends pas. Tu t’offusques du manque de savoir vivre d’une jeunesse sans tabou. Tu te pâmes pour des fanfreluches démodées. Tu récites des vers qu’aucun ne connaît. Tu ris sous cape de déconvenues que personne ne relève. Toujours à contretemps, à la ramasse. Une vraie misère. Parce que toi, tu t’es pas vu vieillir, t’as ignoré le temps qui passe. A l’intérieur, la comprenette galope toujours. Mais pour les autres tu patines à l’arrêt. Tu n’es qu’un vieux débris, une chose inutile, décatie, surannée ou ternie, pas assez attrayante pour qu’ils se retournent sur ta petite existence. A part les gens cassés. Les tordus, les perdants te reconnaissent. Un signe distinctif, invisible aux héros, unit les démodés, les malades, les craintifs. Ou même les béquilleux, qu’avancent péniblement, se serrent les coudes pour ne pas chuter, comme Catherine. C’est à elle que je dois d’être là, en grande tenue, à deux pas de la gloire. Et d’une potiche trop lisse, caprice de l’empereur.

Mon pygmalion à moi, c’est Catherine. Elle a insisté pour que j’ai le rôle «du bruit d’origine inconnu dans le cabinet de toilette». C’est de la figuration, quelques minutes en fin de troisième acte. Mais je n’ai rien laissé au hasard. Je serai parfaite. J’ai appris la pièce de la première à la dernière ligne. Une habitude.
À croupir en coulisse, je retiens tous les textes. C’est comme ca. Je connais des centaines de tirades par cœur. Tout me reste. Je suis pleine de tout ce qui passe, se lasse, s’efface. Moi je garde. Ma carcasse fine est bien plus dense et dure que ces brindilles légères sur lesquelles rien n’adhère. Comme cette Victoria (2) qui me toisait l’autre jour, toute transparence, évanescence, qui se la joue hautes études, élitisme mais qui reste froide et sèche, n’enregistre rien, une belle chose morte. Pauvre petite, je n’aimerai pas la voir à 80 balais. Moi, j’me tiens.

Pfff, c’est long.

L’attente diffère fonction de son objet. J’ai connu l’attente froide, longue, ouatée de poussière qui peu à peu engourdie, vous enlise dans un présent sans mesure, éternel, une réduction des sens, un enlisement lent, indolore, un disparaissement. ça se dit, ça, un disparaissement ? Peut-être pas... Mais c’est à ça qu’a ressemblé le naufrage de notre théâtre dans les années soixante. Il s’est comme effacé par strates imperceptibles. Spectateurs clairsemés, représentations annulées, équipe réduite, renvoyée, silence. Un néon s’éteint, les autres l’imitent. Les affichent se délavent, s’écaillent, un jour sont arrachées, recouvertes de slogans politiques. Les portes, fermées pour ne plus s’ouvrir, s’encrassent, s’imbibent de la pisse des chiens. Les gens passent leur chemin, oublient bientôt qu’ici brillait un p’tit théâtre, qu’on y a rit, dansé, chanté, avant de dépérir. Un crépuscule. J’ai senti la nuit m’envelopper. Éteinte, vermoulue, veine, j’étais presque morte. Plus besoin de décor quand il n’y a plus de pièce. Je ne savais rien faire d’autre.
Bien plus tard, j’ai entendu une chanson qui décrivait parfaitement le sentiment d’abandon que j’ai ressenti à ce moment là. C’était comment déjà ? «La lumière revient déjà et le film est terminé, lalala lala lala...»

...Fichtre ! Je me suis assoupie ! Ou en sont-ils ? Mon dieu ! Mon dieu ! Non ! C’est la scène du souper. Ouf ! Je n’ai pas failli. La potiche n’a rien vu, elle semble absente, aucune expression. Que pourrait-elle bien jouer ? Claude va s’en lasser... C’est sûr. On ne peut faire naître le talent chez les gens s’il ne l’ont pas en eux, fussent-ils de beaux minois ou de tailles légères.
Il faut me réveiller, ne pas me faire voler la vedette par une jeunette inerte.
J’ai sombré deux minutes tout au plus. Ce n’est pas si méchant à mon âge. Mais je dois cesser de divaguer si je veux réussir mon entrée.
Pas comme Simone en 53 qu’on a retrouvé raide morte allongée sur le sofa, de dos, déshabillé de soie, baronne légère attendant son galant. Faute de réplique le galant s’est approché, comment c’était son nom déjà au petit ? Ah oui ! Edouard... Edouard a déchanté. Sa tête... quand il a compris ! Bougre... Faut pas rire de ces choses là mais le public ne savait pas. Quand ils ont vu sa bouille d’abruti, la goule grande ouverte, ca n’a pas fait un pli. ça rigolait jusqu’aux balcons. Après on a moins ri. La Simone toute raide à sortir de scène, c’était déjà moins drôle.

La vie, c’est comme ça, tu ris, tu pleurs, pas toujours dans les temps. Et puis le temps passe et là plus rien ne se passe, t’es dépassé. Et encore... bien heureux ceux qu’ont eu le temps de se densifier le présent. Moi j’ai eu mon compte et pis j’ai tout gardé. Tout reste en moi. Les années de joie tout autant que la fureur, la guerre, le manque, les privations. La troupe affamée, le général Neuemann, ses lourdes bottes crottées. Heureusement Hariette n’était plus de ce monde à l’époque. Ma tendre Hariette. Ma soeur, ma jumelle. Oh qu’elle me manque celle-là ! Comme un âne à porter. C’est bien simple, des fois, j’lui parle encore. Je lui raconte ma petite vie de vieille, mes petites infirmités. Avec elle, je radote en confiance, elle ne me reproche rien, elle est morte. On ne peut plus morte. «Poussière tu es, poussière tu retourneras» disait papa. Bah... là, de la poussière, y’en a eu, pis surtout de la cendre. Le feu ne pardonne pas. Oh non !

Ca a fait du raffut mais on a jamais su. Le bureau du patron a flambé. On l’a plus revu le bellâtre, Hariette non plus. Que faisait-elle à la table du rentier ? Etait-elle seule ? Mystère et boule de gomme, affaire classée. Peine à ranger au fond de la mémoire, rayon des déchirures béantes ravaudées à gros points. J’ai pas insisté. On m’a bien fait comprendre que ça venait d’en haut, qu’il fallait la boucler, faire tapisserie ou...
ou... je sais pas au juste. On m’a pas dit. On ne me dit pas grand chose en général. Je ne compte pas. La plupart m’ignore. A part Catherine bien sûr. Catherine qui patine sur le passage du chat sous l’édredon. Elle plombe la pièce, c’en est misère. Catherine ! Catherine ! C’est ma première, j’ai 88 ans. Tu peux pas me faire ça ! Être à l’affiche d’un bide, c’est ballot. J’ai déjà peu de temps pour éblouir la scène... Alors, fais un effort !

J’en ai vu des starlettes en devenir tomber dès le premier soir. Les spectateurs... c’est volatile. Le spectateur de province, c’est difficile. On ne sait jamais ce qui va lui plaire. Longtemps l‘opérette a fait recette. J’aimais bien l’opérette. Surtout Mariano.

J’avais le béguin. Y’a qu’Henriette qui sait ça. Et encore... Henriette morte. Je ne lui aurai pas dit de son vivant. Parbleu ! Tu parles d’une imbécile...  S’amouracher d’une célébrité. C’est-y bête ? Je l’ai même jamais approché. Mais je l’ai vu. De dos. Et bien, vous me croirez si vous voulez, mais même de dos, il était beau. «Mexico... Mexiiiiiiiiiiiiiiiiiiico. Sous le soleil lalili et tu seras toujours le paradis des cœurs et de l´amour....»

Du coup, l’amour je l’ai connu que de dos.
Les prétendants ne manquaient pas... C’est moi, nigaude, qui les bêchait ! L’anglais (3), je regrette un peu. Il n’était pas si vilain. Une belle carrure, un manteau de cuir, une douce odeur de pipe, des bras costauds, une allure de rosbif un brin snob mais sympathique.
C’était pas le bon moment. J’étais toujours Mariano de dos. Quelle cruche ! On est bête à 20 ans. L’english me faisait les yeux doux et moi, petite courge de province je rêvais que Mariano s’éprenne de ma pauv’pomme, m’installe chez lui, m’entretienne gentiment dans sa garçonnière où je l’aurai attendu sans état d’âme aucun. Ca m’a poursuivi longtemps cette toquade stérile. Pour être honnête, je songe encore à lui, parfois...
Mais pas à l’English, qu’à fini lacéré. Toute une histoire ça aussi...

Po po po po.... Ils en sont où ?
A me remémorer toute mon antiquité je vais finir par rater mon entrée. Et pis ça me démange... Ca me gratte, je me demande si je n’ai pas de vers encore... Une calamité ces bestioles. Tout un programme pour s’en défaire. Pourvu que personne ne s’en aperçoive ! Aucune envie d’être remplacée pour quelques larves infâmes. N’en rien laisser paraître, pas le choix. Faudrait pas que la potiche bavasse auprès de l’empereur. Claude n’a pas de cœur, il me remplacerait. Sait-elle causer au moins la potiche ?

Attends ! J’aurai passé la plus grande partie de ma vie à rêver, à faire le décor, postée dans la coulisse, à côté de la vraie vie ;  à ne pratiquement  jamais sortir de ce bondieu de théâtre ; à aimer que de dos ; à pleurer sans larmes les miens qu’ont calanché ; à retenir des tirades et des vers sans scène pour les clamer ; à lorgner les acteurs qui brillaient pendant que je prenais la poussière ; tout ça pour rien du tout ? Non ! Je n’ai plus le temps d’attendre. C’est ce soir ou jamais. C’est à présent que je suis vieille, grinçante, instable que la vie m’offre enfin une chance. J’aurai pas Mariano, qu’est mort et enterré, mais dieu en personne n’y peut plus rien changer, j’aurai mon heure de gloire. ça me chatouille de partout. Je me sens comme un ressort, prête à bondir, l’étoffe de soie qui me sangle peine à contenir la joie, l’impatiente qui exulte, bouillonne, enfle et gonfle à tout craquer. Je vais faire un malheur. Les pas de Richard approchent.
«Madame ! J’en aurai le cœur net.
Si votre amant se cache, je veux le démasquer,
Derrière ce paravent faire tomber le mensonge,
Confondre le pieux visage que vous me présentez,
Prouver que l’infidélité comme un vers vous ronge.
- Monsieur ! Je vous arrête !
Laissez ce paravent qui personne ne cache.
Sachez que mon cœur pour vous seul
Bat et brûle d’un amour sans tâche,
que par votre défiance j’étouffe sous un linceul.»
Richard écarte violemment le paravent. Surprise, la potiche tremblote, vacille, flanche, s’écrase sur le plancher. Ridicule ! Je perds ma rivale sur le sprint final. Je reste droite, stoïque tandis que Richard sursaute. Catherine laisse un cri de surprise s’échapper de sa bouche. Enfin ! Elle sonne juste ! Richard se ressaisît, reprend la scène, s’accroche au rôle du mari jaloux, m’arrache du sol, cherche un amant que je ne dissimule pas, me pose avec rudesse aux côtés de la potiche en morceaux. Mon pied heurte le plancher sous un angle incongru qui fait vibrer mon siège et exploser les traverses où grouillent et me piquent les vers. Cassée ! Déséquilibrée, je m’affaisse entraînant dans ma chute un Richard éberlué. Il m’attrape par le siège. Ma robe se déchire, un ressort bondit, perfore la paume de sa main. L’acteur perd tout contrôle : «Putain de chaise ! Catherine, elle est pourrie ta putain de chaise !» Le public se gondole croyant assister à une mise en scène. Je vis ma dernière heure applaudie, acclamée. Les vers m’ont bouffé par le piètement, je ne serai plus sous peu mais je meurs en pleine gloire avant la benne du soir.

1- Caqueteuse : Siège de l’époque Renaissance où l’on se mettait à l’aise pour caqueter.
2- Victoria : Victoria Ghost cristal, chaise en Polycarbonate transparent dessinée par Philipe Starck.
3- L’Anglais : Fauteuil club en cuir.

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