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14 octobre 2014

Fausse route / version longue

Voici la nouvelle originale avant sa "réduction" pour adaptation aux règles du concours

La_route

Fausse route

Je suis une fille immobile.
Les déplacements me perturbent.
Je peux marcher, pédaler si besoin mais conduire me panique.
Je m’y astreins dans les limites du centre ville, sur des itinéraires connus, sans jamais dépasser le 60.

Je ne suis pas meilleure passagère. J’ai peur.
Ultra consciente des dangers potentiels, j’anticipe le futur connard qui doublera en haut de côte, le débile pied au plancher qui se fout des priorités, la paire de vieilles lunettes en sens interdit, l’ado vélo qui déboule du trottoir, le scooter éméché dévié de sa trajectoire. Tous veulent me tuer. Furieuse de constater l’insouciance du conducteur serein quand la mort nous guettent à chaque virage, je hurle et sursaute au moindre micro événement circulatoire. Eric adore...

Pourtant, ce matin, je fais le plein, m’installe, règle les rétros, démarre. Près de mille kilomètres salivent à l’idée de m’avaler. Je passe le dernier rond-point amical, m’enfonce vers l’inconnu, la zone péri-urbaine, plus loin encore la campagne. Je parle tout bas, m’encourage, me rassure. Prie titine d’être sage, de bien se conduire. Lui promets une belle révision si elle chemine simplement sans éclater de pneu ou exploser le moteur. Elle gronde, avance péniblement.
Trois voitures me doublent coup sur coup. Accélération rageuse et klaxonnante. Il ne sera pas possible de rester à 60.

Personne. Je me lance, serre les dents, appuie sur l’accélérateur. 70. Ma voix emplit l’habitacle. Du mollet à la fesse, tout est dur. 90. Je résiste, parle moins fort, trouve l’inclinaison de pédale à garder pour maintenir la vitesse. Rien ne se passe, je souffle. Tente de détendre cette foutue jambe toute raide. Une crampe serait fatale.

à vive allure, quitter un instant la route de vue me semble irresponsable. Les panneaux défilent. Je les ignore. Comment font les autres ? Pour l’instant je vais droit, je vais vite. Trifouille ultra rapide l’auto-radio, rien. Pas eu le temps de trouver le bouton, me suis trop déportée.

Un parking se profile sur la droite. Je ralentis enfin, atterrit à cheval sur deux places. Moteur éteint, je respire. Bois une gorgée d’eau, attrape le stylo qui gît sur le tableau de bord et me parle de lui. Je le jette dehors, sort de ma boite à peurs, pose mes fesses parterre. Que c’est bon ! Je suis fière de moi. Je roule depuis deux heures hors de ville et jusqu’ici tout va bien. La tension persiste, moins pressante, je la berce, l’apaise, laisse passer dix minutes, ramasse ce foutu stylo, l’envoie dans une poubelle, remonte. Ma vie est là qui attend, je m’y rend.

Je règle la fréquence sur un vieux Jonnhy qui passait pas là. Me semble tout indiqué pour tailler la route. Vérifie le trajet sur la carte, redémarre un brin moins anxieuse. Il me faut un moment pour atteindre la vitesse exigée. On ne peut tout de même pas remonter d’un seul trait ! Les speedés du volant me doublent, agressifs. M’en fout. Un vieux Lenorman chante mon enfance. «La balade des gens heureux» adoucit leurs klaxons d’excités. J’attrape le 80. Madonna lui succède. 90 facile.

Deuxième croisement dont je parviens à lire un bout de panneau sans mordre la bande blanche. J’ai encore du boulot. De mauvais génies ont choisi d’indiquer plusieurs villes sur un même embranchement ! Est-on censé regarder devant, dans le rétro, les multiples pancartes en un même instant ?

Titine me supporte, j’apprend à me conduire. Un camion lambine devant, je dois ralentir. Si j’osais, je klaxonnerai furieusement. Mais je ne sais pas doubler.

Trois quart d’heure à mater son gros cul enfumé, c’est long. La route est plate, la ligne discontinue, les autres voitures à longue distance. Je me décide. Clignotant, débordement, palpitations, gorge sèche, accélération. Je l’ai fait ! J’ai doublé un camion. Énorme !

Loin de chez moi. Les montagnes approchent, grignotent la petite confiance que j’avais amassé. Angoisse. Je stoppe, retrouve l’immobilité bienfaisante. Cinq messages. Je ne les écoute pas. Sais déjà. J’efface.
Reste assise la portière grande ouverte. Ce con me rattrape à distance.

Je ferme à clef, m’éloigne à pied. Savoure la fin d’une assise noueuse. Le rythme de la marche accompagne mon errance mentale, je relache. J’atterrit au village, mignon. La boulangère est charmante, ses sandwiches incroyablement courts et larges, le jambon blanc divin, le beurre en épaisseur. Waouh ! Assise sur les marches de l’église, je déjeune en paix. A distance respectueuse de lui.

Un p’tit pipi me pousse vers le bar. ça sent le vieux. La loi anti tabac ne va pas jusque là, les cendriers débordent. Je commande un thé à une mémé tatouée, cheveux corbeau racines grises, rouge à lèvre pompier. Un Lipton yellow archi sec débarque des années soixantes. Je préfère boire l’eau chaude sans trempette. Téléphone sonne. C’est lui. Je coupe, l’oublie. D’une voix roque enfumée, la patronne me conseille l’autoroute, plus aisée que les virages en épingle à cheveux pour les cons de la ville. Sans vouloir vous vexer. J’en ai vu d’autre. Mais je m’inquiète. 130, c’est 40 de plus. Le pourrais-je ?

Je rejoints à regret la voiture garée à l’entrée du village. Pourquoi est ce si dure de partir, de conduire ? La carte étalée sur les genoux, mes yeux refusent de s’y poser. Je laisse filer le temps siphoné par le vide. Plus de courage. Immobile.

Me réveille en sursaut, m’étire, reviens à la carte. Le chemin, choisir ma route. ça je peux. Les gestes s’enchaînent seuls. L’autoroute... Je repars.

Les panneaux bleus sont extrêmement lisibles, simples à suivre. Je saisis un ticket, la barrière se soulève. La voix d’accès s’enroule avant de s’effacer. Je n’ai rien vu venir. Ne trouve pas ma place. Je ne peux pas entrer. C’est la fin de ma voix. Ils vont trop vite. Je ferme les yeux, accélère plus que jamais. Rien ne se passe. Je suis sur l’autoroute. Ils ont du se pousser. Et si ce n’était que cela ? Entrer en force pour faire sa place, pousser les autres, ne pas s’excuser ? Je suis loin du 130.

La montagne, ça se gagne. Moi je perds. J’atteins difficilement les 100 en montant, je freine constamment en descente. Je me replie, craintive, sur la bande d’arrêt d’urgence dès qu’un fou apparaît. Je ne chantonne plus. Les boyaux mêlés serrés, je me noie dans la peur. La première aire de repos qui se présente me délivre. Je m’extraie de la voiture au plus vite, atterrit sur un banc. Épuisée, j’attends que l’essaim paniqué de mes pensées se dissolve. Les heures immobiles se succèdent. Je ne peux avancer, reculer. Piégée, je me fige.

Deux gros camions accostent l’île perdue au milieu des sapins. Je sorts de l’hébétude. Les chauffeurs, courtauds, une bouteille d’urine à la main, sautent d’un même élan de leur cabine. On dirait un numéro de cirque qui commence. Ils s’étirent, se rejoignent, hachent à grosse voix une langue étrangère, marquent chacun un panier avec leurs bouteilles, jaunes clair pour l’un, dorée pour l’autre, dans la poubelle du parking. Puis disparaissent dans les toilettes publiques.

Ils me manquent.
Ces camionneurs me sortent de la torpeur. J’attend avec intérêt leur retour sur la piste. Deux autres gros cubes font alors leur entrée, identiques aux premiers. Quatre courtauds en descendent, même accent, mêmes bouteilles jaunes. L’un rate son panier, se fait railler par courtauds 1 et 2 qui sortent des WC.
Leur allure me réjouit. On dirait une troupe de gymnastes Lituaniens. J’attends la pyramide humaine, les pirouettes acrobatiques ou je ne sais quel miracle pour sortir de ma tête, de cette aire de repos isolée.
Le plus vieux, chef courtaud, me désigne du menton. Je ne baisse pas les yeux, lui sourit.
Ils extraient des camions diverses provisions. Je les envie. Moi, je n’ai rien. Chef courtaud se rapproche.
- Toi attendre quelqu’un ?
- Non. Moi ne peux plus conduire.
- Toi blesse, malade ?
- Non. Moi ne sais pas conduire.
- Pourquoi toi là ? Mari partu ?
- Longue histoire.

Ca hache du petit mot à travers le parking. Visiblement courtaud chef parlemente avec ses acolytes. Courtaud vaguement blond sort une carte, me la porte, montre l’endroit où nous sommes, me demande par signes où je vais. Je lui indique une ville. Il m’en propose une autre à peine à mi-chemin, désigne alternativement ma petite personne, son camion. Je pointe du doigt ma voiture. Il la relit à un autre courtaud. J’accepte. Moi heureuse.

Vu de haut, la route semble moins dangereuse. Courtaud chef mérite ses galons, il conduit comme un roi. Je ne ressens pas la peur. C’est la première fois. Cette grosse machine est fort confortable. Est-ce la position dominante qui me plait ? Va savoir.... Je n’ai connu que le quatre pattes.
Notre conversation sans parole ne va pas bien loin. Je lui offre des sourires, c’est tout ce que j’ai, puis somnole. Le jour s’épuise lentement. J’aimerai le retenir mais déjà les panneaux annoncent la fin de l’étape sereine. Je quitte à regret ma bande de courtauds juste après le péage. Ils m’ont fait la montagne, reste toujours la forêt. Je les embrasse tous, courtaud chef me serre en dernier dans ses bras, hachant gentiment des sons revigorant.

Retour à la voiture, habitacle fragile pour voyage incertain.
J’estime à deux heures le temps qu’il me reste pour atteindre l’autre vie.

Je démarre à 40. Me fous des protestations klaxonnantes. Prendrai le temps qu’il faudra pour monter à ce satané 90 qu’ils affectionnent tant. La musique me soutient. Je délaisse l’autoroute, les autres voitures, m’engage sur une jolie petite départementale arborée.

Le soleil rougeoie sur ma droite, les arbres se serrent sur ma gauche. J’avance dans le paysage, m’enfonce dans les demi-teintes et les reflets dorés. C’est beau comme un tableau. Et pour le compléter un village violet se découpe soudain face à moi. Je décide de m’arrêter prendre de l’eau et quelques grignotages. Je mangerai ce soir chez Mira qui ne m’attend pas, ne m’attend plus, me crois perdue. L’idée de la surprendre me gonfle de bonheur. J’anticipe son odeur, ses petites rides rieuses et ses robes rugueuses.

La supérette est bien proprette. Un paquet de gâteaux, une petite bouteille d’eau, une grosse de champagne, 27,50 €. Est ce que, par hasard, je ne serai pas en train de tomber heureuse ? La voiture, les deux heures à venir ne sont plus qu’une formalité. Je monte le son.

J’espérai être à l’aise sur la conduite en ville, c’est raté. Les panneaux verts ou blancs indiquent des lieux que je ne connais pas. Je visite chaque rond-point plusieurs fois, reste un peu trop longtemps arrêtée au feux rouges. Puis choisis au hasard une direction quelconque. Demande mon chemin à un vieux monsieur chien. Il est bien gentil, serviable ; je ne comprends rien à ses indications. J’attends qu’il s’éloigne pour héler un jeune skate. Beaucoup trop de gauches et de droites pour les mémoriser. Cependant, une tendance se précise vers le soleil couchant. Je sors de la ville.

Je crois que je me suis trompée. La nuit tombe.
Les phares, une belle invention, restent tout de même un brin radins du halo. Je n’aime pas du tout ce champs de vision raccourci. Il n’y a plus de côtés, de derrière, juste un unique et tout petit devant que la nuit noire dévore. Je retombe à 40. Les arbres, très beaux en fin de journée, me plaisent beaucoup moins quand ils sont peint de sombre, s’accrochent à chaque flanc.
Plus un seul panneau indicateur digne de ce nom. Quelques morceaux de bois signalent des lieux dits, des demeures séquestrées, aux mains d’arbres hostiles. Je persiste. Un embranchement. La Couve en Velay ou les Ocres Badine ? Je penche pour Badine, plus joyeuse que la Couve.

Fausse route. C’est un site en cul de sac. Je stoppe, verrouille les portières, j’ai la frousse. Allume le plafonnier, déplie la carte. Ni d’Ocres, ni de Badine. Tanpis pour la surprise, je vais appeler Mira. Cherche mon téléphone, retourne mon sac, tâtonne sur le tapis. Le bar ! Putain, je l’ai laissé au bar, la mémé tatouée, son rouge à lèvres criard. Pas question de rester là. Comme toujours l’angoisse me pousse à manger, j’attrape un gâteau, puis un autre. Titine remonte le chemin, trouve une route. Je la suis sans plus me poser de question. J’arriverai quelque part. Saisis un troisième Choco-Prince, l’engloutis d’une bouchée. Deux plein-phares surgissent du néant, boulets flamboyant, tirés pour m’abattre. Surprise, j’avale de travers. L’explosion lumineuse fige l’instant, me suspend, immobile, me fixe à cette seconde. Éblouie, j’essaie de tousser, mes yeux amorcent une larme. Qui commence à couler. Lentement. La bande son est bloquée, se tait, ma vie se tient coite, surprise. Sourde. Aveuglée. Muette. Mon cerveau calcule, vite, mouline. Il commande aux paupières de braver la lumière. Elles se plissent, recroquevillées derrière les cils pour tamiser l’intense carté qui d’elle même s’atténue lentement. Les boules de feu au ralenti me frôlent, s’évanouissent dans le noir. Je suis de nouveau seule. Mes deux mains sur le volant desserrent leur emprise. J’aperçois mon alliance qui brille, se moque de moi. Puis les larmes brouillent tout. Je ne vois plus. La nuit m’engloutit. Je n’embrasse pas encore les arbres mais redoute l’étreinte à venir. Contre toute volonté, mes mains lâchent le volant, se portent à ma gorge. Je ne dirige plus rien. Ne peux respirer. Mon corps se ramasse, se fait tout petit, habitué à la brutalité. Mes pieds décollent des pédales pour suivre mes genoux qui montent en un reflex idiot. Titine ralentit, évite les bras des arbres, se pose dans le fossé. Elle attend sagement. Le choc, décomposé, n’est pas si violent. Il s’éloigne, poussé par l’autre événement. L’autre scène du film qui se tourne à mes dépends. Je cherche l’air. Mes mains essaient de sortir, s’acharnent sur le loquet verrouillé. Ma langue s’étire, mes yeux s’écarquillent, j’explose de l’intérieur. J’étouffe. Un putain de gâteau m’empêche de respirer. Mon cerveau pédale de plus en plus lentement. Il me faut un stylo. Ouvrir cette trachée. Un souvenir flotte avant la déraison : le Bic publicitaire de la boite où bosse Eric qui traînait sur la tableau de bord quelques heures plus tôt. Ce connard, une dernière fois. Je ne lui échapperai pas. La vie s’enfuit. Enfin immobile, je la laisse filer.

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