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13 novembre 2008

Le cadeau d'Ibrahim / Episode 1

Prologue
À vous, mes enfants, de lire ces quelques pages. À présent que je pars, je ne crains plus de passer pour folle, et encore moins d'avoir à m'expliquer au delà de ce que je suis prête à donner. Voici donc notre histoire, à la première personne car le meilleur éclairage, le seul qui nous guide et nous construit, est celui de nos pensées. Je vous embrasse tendrement.
Votre mère, Lisa.

Chapitre 1

Lorsqu'en l'an 1903 j'urinais contre un arbre, j'eus l'impression de me pisser dessus. Un autre moi. J'avais douze ans alors ; cette étrange sensation s'imprima si profondément qu'elle devait toujours m'habiter. La première perle de mon chapelet imaginaire, le premier cailloux sur la route qui menait à moi.
Je pressentais déjà que l'enfance me quittait. Depuis quelques mois, le père découvrait mon existence. Lors de la soupe du soir, je surprenais parfois son regard en quête de mes mains. Lui, qui d'ordinaire ne levait pas les
yeux de son assiette, se contentant de quelques grognements pour se faire obéir ou imposer le silence ; lui, qui ne connaissait qu'à peine les prénoms de notre tablée, m'observait maintenant à la dérobée. Les mains surtout.
Son intérêt se manifesta de façon plus impérieuse encore durant la fête votive de notre village. Pour la première fois, les hommes m'acceptèrent à leurs côtés et me passèrent les bouteilles. La brûlure, qui traçait son chemin de ma langue aux entrailles, ne faisait qu'aviver la fierté de bientôt ne plus être minot. L'excitation me gagnait. Les rires m'étourdissaient. Ma vue se brouillait. J'étais, en même temps, au centre et comme éloigné de la fête, englué dans un rêve. Je n'aurai su dire si tout allait plus vite ou plus lentement ; rien n'allait comme avant. Les couleurs se mêlaient en une vibration informe d'où seuls émergeaient
les éclairs blancs des filles. Les jupons blancs, rares éléments distincts du brouillard qui me captivait.

Un bras autoritaire me guida à la fontaine. Des trombes d'eau glacées mirent fin à la dérive. Le vieux me ramena sur terre. Son regard se planta en moi. Une fraction de seconde. Oui, j'étais son fils. Oui, il me reconnaissait. Désormais, c'était à moi de le rejoindre. Le vieux repartit à grandes enjambées.
Le chant de l'onde, limpide et joyeux, ranima mes membres gourds, infiltra lentement le sillage de mes pensées jusqu'à les clarifier. Lorsque les taureaux furent lâchés, j'étais à nouveau maître des images, des sons, et surtout de mes jambes. Sans qu'on m'y invite, je me plaçais d'emblée au coeur de la fête. De loin en loin, je tombais sur l'image du vieux qui m'épiait, mais ne croisais plus son regard. De plusieurs mois, je ne revis l'acier gris-bleu de ses yeux qui m'avait imposé. Mes cuisses, mes biceps, mes mains surtout, le préoccupaient. Pas un mot ne fut échangé, toutefois, je comprenais qu'il me fallait travailler ce corps, le rendre fort, agile et docile. Je m'entraînais chaque jour, désertant l'école pour aller rejoindre la forêt.
En quelques semaines les forestiers surent mon nom. D'abord, je les observais, puis comme je revenais, l'un d'eux me fit signe d'approcher et je commençais.
Léon, à l'inverse du vieux, ne pouvait s'empêcher de parler, gueuler ou chanter. Petit, rond, jovial, sa force compacte et vive ne pouvait être maintenue dans ce seul corps. Elle trouvait par la parole une forme de régulation.
Au début, il m'accepta sans poser de question, trop heureux de trouver des oreilles fraîches à étourdir, mais tout de même... Cette histoire sansparole le titillait, si bien qu'un matin, il alla trouver le vieux. Je ne fus pas
convié à écouter.
À la soupe du soir, le vieux me prit les mains, les observa longuement, me planta pour la seconde fois les billes d'acier entre les deux yeux et, se détournant, annonça à l'assemblée que je partais bientôt pour les Cévennes.
Neuf mois avec les scieurs de long. La mère se figea devant la cheminée. Les mômes, surpris d'entendre la voix du père, commencèrent à chouiner et Goulette, ma cadette, vint m'accrocher. La mère demanda qui ferait le bois et les paillères. Elle ajouta du bout des lèvres qu'on ne louait pas son fils pour rien. Avant de rejoindre son atelier, toujours sans nous regarder, le vieux décida que Goulette me remplacerait aux tâches puis précisa que ma saison serait payée pour ce qu'elle vaudrait.
Au matin, nous ne l'entendîmes pas ; le vieux déposa devant mon bol une caisse qu'il avait confectionné durant la nuit. De ces caisses que portent les bûcherons lorsqu'ils partent en forêt.
La forêt, palais majestueux. Ses hôtes silencieux et accueillants, arbres surgis de terre pour atteindre le ciel, servir de refuge au monde animal. Ces géants centenaires vivent sans bruit, crient en tombant. Je supportais difficilement la plainte de leur fin. Léon parvint à me retenir. J'appris à côtoyer la mort et les hommes, les vrais.
Neuf mois plus tard et l'enfance oubliée, je descendais du train et posais ma caissette sur le talus du sentier qui nous ramenait, pour pisser. La vieille souche qui reçut mon jet, m'inonda en retour. J'avais douze ans.
Rien de ma vie ne pouvait m'expliquer ce que je ressentais. L'arbre, moi. Moi, l'arbre. Jamais je n'en parlais. J'avais bien trop peur qu'on me mène au Clos Ménargue. Les dingos, l'arbre ou moi, je choisis moi.

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