Le cadeau d'Ibrahim / Episode 1
Prologue
À vous, mes enfants, de lire
ces quelques pages. À présent que je pars, je ne crains plus de passer
pour folle, et encore moins d'avoir à m'expliquer au delà de ce que je
suis prête à donner. Voici donc notre histoire, à la première personne
car le meilleur éclairage, le seul qui nous guide et nous construit,
est celui de nos pensées. Je vous embrasse tendrement.
Votre mère, Lisa.
Chapitre 1
Lorsqu'en l'an 1903 j'urinais contre un arbre, j'eus l'impression de
me pisser dessus. Un autre moi. J'avais douze ans alors ; cette étrange
sensation s'imprima si profondément qu'elle devait toujours m'habiter.
La première perle de mon chapelet imaginaire, le premier cailloux sur
la route qui menait à moi.
Je pressentais déjà que l'enfance me
quittait. Depuis quelques mois, le père découvrait mon existence. Lors
de la soupe du soir, je surprenais parfois son regard en quête de mes
mains. Lui, qui d'ordinaire ne levait pas les
yeux de son assiette,
se contentant de quelques grognements pour se faire obéir ou imposer le
silence ; lui, qui ne connaissait qu'à peine les prénoms de notre
tablée, m'observait maintenant à la dérobée. Les mains surtout.
Son
intérêt se manifesta de façon plus impérieuse encore durant la fête
votive de notre village. Pour la première fois, les hommes
m'acceptèrent à leurs côtés et me passèrent les bouteilles. La brûlure,
qui traçait son chemin de ma langue aux entrailles, ne faisait
qu'aviver la fierté de bientôt ne plus être minot. L'excitation me
gagnait. Les rires m'étourdissaient. Ma vue se brouillait. J'étais, en
même temps, au centre et comme éloigné de la fête, englué dans un rêve.
Je n'aurai su dire si tout allait plus vite ou plus lentement ; rien
n'allait comme avant. Les couleurs se mêlaient en une vibration informe
d'où seuls émergeaient
les éclairs blancs des filles. Les jupons blancs, rares éléments distincts du brouillard qui me captivait.
Un bras autoritaire me guida à la fontaine. Des trombes d'eau
glacées mirent fin à la dérive. Le vieux me ramena sur terre. Son
regard se planta en moi. Une fraction de seconde. Oui, j'étais son
fils. Oui, il me reconnaissait. Désormais, c'était à moi de le
rejoindre. Le vieux repartit à grandes enjambées.
Le chant de
l'onde, limpide et joyeux, ranima mes membres gourds, infiltra
lentement le sillage de mes pensées jusqu'à les clarifier. Lorsque les
taureaux furent lâchés, j'étais à nouveau maître des images, des sons,
et surtout de mes jambes. Sans qu'on m'y invite, je me plaçais d'emblée
au coeur de la fête. De loin en loin, je tombais sur l'image du vieux
qui m'épiait, mais ne croisais plus son regard. De plusieurs mois, je
ne revis l'acier gris-bleu de ses yeux qui m'avait imposé. Mes cuisses,
mes biceps, mes mains surtout, le préoccupaient. Pas un mot ne fut
échangé, toutefois, je comprenais qu'il me fallait travailler ce corps,
le rendre fort, agile et docile. Je m'entraînais chaque jour, désertant
l'école pour aller rejoindre la forêt.
En quelques semaines les
forestiers surent mon nom. D'abord, je les observais, puis comme je
revenais, l'un d'eux me fit signe d'approcher et je commençais.
Léon,
à l'inverse du vieux, ne pouvait s'empêcher de parler, gueuler ou
chanter. Petit, rond, jovial, sa force compacte et vive ne pouvait être
maintenue dans ce seul corps. Elle trouvait par la parole une forme de
régulation.
Au début, il m'accepta sans poser de question, trop
heureux de trouver des oreilles fraîches à étourdir, mais tout de
même... Cette histoire sansparole le titillait, si bien qu'un matin, il
alla trouver le vieux. Je ne fus pas
convié à écouter.
À la soupe
du soir, le vieux me prit les mains, les observa longuement, me planta
pour la seconde fois les billes d'acier entre les deux yeux et, se
détournant, annonça à l'assemblée que je partais bientôt pour les
Cévennes.
Neuf mois avec les scieurs de long. La mère se figea
devant la cheminée. Les mômes, surpris d'entendre la voix du père,
commencèrent à chouiner et Goulette, ma cadette, vint m'accrocher. La
mère demanda qui ferait le bois et les paillères. Elle ajouta du bout
des lèvres qu'on ne louait pas son fils pour rien. Avant de rejoindre
son atelier, toujours sans nous regarder, le vieux décida que Goulette
me remplacerait aux tâches puis précisa que ma saison serait payée pour
ce qu'elle vaudrait.
Au matin, nous ne l'entendîmes pas ; le vieux
déposa devant mon bol une caisse qu'il avait confectionné durant la
nuit. De ces caisses que portent les bûcherons lorsqu'ils partent en
forêt.
La forêt, palais majestueux. Ses hôtes silencieux et
accueillants, arbres surgis de terre pour atteindre le ciel, servir de
refuge au monde animal. Ces géants centenaires vivent sans bruit,
crient en tombant. Je supportais difficilement la plainte de leur fin.
Léon parvint à me retenir. J'appris à côtoyer la mort et les hommes,
les vrais.
Neuf mois plus tard et l'enfance oubliée, je descendais
du train et posais ma caissette sur le talus du sentier qui nous
ramenait, pour pisser. La vieille souche qui reçut mon jet, m'inonda en
retour. J'avais douze ans.
Rien de ma vie ne pouvait m'expliquer ce
que je ressentais. L'arbre, moi. Moi, l'arbre. Jamais je n'en parlais.
J'avais bien trop peur qu'on me mène au Clos Ménargue. Les dingos,
l'arbre ou moi, je choisis moi.