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15 août 2013

La mer monte

mont-st-michel

La mer monte. C’est régulier, inexorable, effrayant.
Debouts sur le lit de Périn, hissés à la pointe de nos pieds nous comptons.
Surtout moi.
Les vagues cracheront au pied des remparts dans moins d’un quart d’heure. Deux pécheurs se pressent. J’observe attentivement leur chemin. Si je m’enfuis un jour, j’essaierai de refaire ce circuit à revers pour éviter les sables mangeurs d’homme. D’un doigt, je dessine dans l’air leur tracé. Je commence à l’avoir. Tous ne zigzaguent pas de même. Les anciens se querellent, comptent les morts afin d’établir le passage le plus fiable mais les gués de la baie errent, mouvants et capricieux. Alors j’ai choisi l’homme. Celui qui rentre le dernier, toujours, la démarche assurée. Je tiens presque son chemin, mais n’en mesure pas les distances. De ma lucarne, elles sont toutes petites. Sur la baie, je ne sais.
Périn ne comprend rien. Il dessine comme moi de ses doigts dans l’air froid. Puis fourre le plus gros dans son nez et mange ses bigorneaux. J’ai tellement faim que je me retiens d’aller fouiller moi aussi dans son groin. Ses cris de goret attireraient l’attention ; je reste avec un trou dans le ventre.

Périn dessine à nouveau dans le vide. L’ai tellement con que je ne crains rien. Personne n’imaginerai le porcelet dessiner un chemin. Moi, je m’abstiens car on me sait malin.

De gros nuages sales et renfrognés courent au devant de la nuit. La mer monte, le jour sombre, l’orage fouine avec furie le ciel en quête de notre île. Tout est réuni pour une nuit de terreur. Couvertes de saleté, les p’tites trognes assemblées forment un dégradé grimaçant de trouille. Je sais bien que bon nombre de ces bouilles sont pourtant incapables de comprendre, qu’au vu des circonstances, leur vie est en danger. Une sorte d’instinct doit donc les alerter... Ils font peine. Sont pourtant pas mignons. Une belle collection d’avortons. C’est les miens, mes p’tits frères de misère. On n’a rien d’autre que nous. Ni père ni mère. Malingres, distordus, gentils ou fielleux, coquins ou toqués, unis et enfermés. De temps en temps, l’un d’eux disparaît.

La mer monte. Je saute du lit de Périn. Ca pleurniche dans les coins. Malgré mon impuissance, je vais jouer au grand frère et bâtir un rempart. J’espère contenir la peur. Pour le reste je ne puis rien. Nous rapprochons les lits, assemblons un îlot de matelas aplatis et moisis. Petits et débiles s’entassent au milieu. Les grands prennent position autour. Je me poste dos à la porte, les yeux dans la lucarne. Un éclair brise le noir, cisaille la côte. L’orage nous a flairé, recharge ses canons avant de sauter les flots pour venir torpiller notre île crânement dressée au milieu du néant. Dans le vacarme, je conte. Je conte presque en criant l’histoire de la douce maman sentant le beurre, la lavande, qui lave ses garçons, les couche dans un bon lit moelleux chauffé au tisonnier et chante d’une voix d’ange. La mienne, grelottante, annone plus qu’elle ne fredonne. Les petits ne s’en formalisent pas. Ils savent qu’il n’y aura rien de mieux pour les tenir hors la faim, le froid, l’air humide, l’orage qui hurle, déchire le ciel, s’acharne sur notre île, la porte qui tôt au tard s’ouvre, nous dévore un à un.

Murmure chaotique, je chante toujours, entonne le même refrain, c’est là la seule prière que je sache en entier, une litanie répétée jusqu’à la dernière tête qui tombera dans le sommeil.

Reste seul éveillé. La mer râle, harassée.

La fatigue aura vaincu leur peur. Le travail à l’atelier chapeaux, au raz du sol, des coups de pied, nous épuise tant qu’ils ne peuvent résister. à quatre pâtes, nous pistons les restes de feutre qui seront réutilisés. Se lever, se faire repérer, c’est courir la sanction. Le seul moment de répit, à l’heure du déjeuner, consiste à s’asseoir un instant aux côtés d’un forçat, d’une recluse, notre mère peut-être, qui nous aura cédé un bout de banc pour croquer le quignon de pain, repas sommaire de nos maigres journées. Posés un instant, attablés au sein des renégats, bâtards parmi les prisonniers, furoncles ayant fait irruption au fond des geôles impures, que des âmes perdues ont gratté en vain pour s’en débarrasser mais qui, glorieux, comme les miasmes ne cédant devant rien se sont accrochés, ignorant les attaques abortives jusqu’à grossir, puruler, éventrer les pauvresses qui nous auront expulsé dans un coin.

La mère supérieure ramasse les nouveaux nés, les entasse on ne sait où jusqu’au jour où, sevrés, ils reviennent, ombres inquiètes poussées jusqu’à notre chambrée, contraints à s’adapter très vite, à survivre ou roidir. Lorsque l’un d’eux s’éteint, je le pose à la porte du soir. Au matin, rien.
Parfois, je ne fournis pas suffisamment de cadavre.

Faut vite me barrer de cette tôle. J’va prendre mon Périn et tous deux, on aura la belle vie. L’es pas malin, mais lui aussi sent tourner son destin. Faut plus traîner, l’ombre à cornette nous guette. Après demain, c’est marché, marrée basse au matin, moment parfait pour déguerpir. Demain, je reluque une dernière fois les pas de mon pécheur et je compte les distances en les comparant à sa taille. Ca me donnera une idée. Pis je boulotte deux ou trois miches de pain, j’en laisse une aux petiots. Les petiots... Que deviendront-ils sans moi ? Ca m’tracasse. Dès que j’y songe, mon projet ramollît. Vont pas survivre tous seuls. C’est comme si je les tuais de mes mains. Mon tas de bêtes souffreteuses, endormies comme une nichées sauvages mêlées pour se chauffer la couane et se bercer le coeur.
La mer monte, je les regarde et pleure. Mais je peux n’en prendre qu’un et n’ai point le choix, c’est Périn, qui me colle comme la glue et déssine dans l’air froid de ses doigts mon chemin.

Je m’éveille en sursaut, par réflexe les compte. Il en manque un. C’est Augustin ! M’en doutais. Prenait une drôle de couleur, saignait des dents, du nez, sans parler des bleus qui dessinaient un orage coléreux sur sa peau farineuse. Rien entendu. Trop fatigué. Je peux bien me sauver puisque rien ne les sauvera.

Hop ! Au poste d’observation. Je n’ai pas manqué la pèche du matin. Tiens ! V’la mon homme. Faudrait me trouver une chevrette, une fane ou au moins un panier à coques pour nous fondre au sein des pieds rouges. Faut aussi vérifier si la corde de feutre est toujours bien cachée. Labeur, concentration, aujourd’hui, je dois mettre toutes les chances de notre côté. Les p’tiots se réveillent.

J’annonce fièrement qu’Augustin a trouvé un papa et une maman. Un papa docteur en plus parce qu’il était malade ! Tout comme les berceuses du soir, mes mensonges sont moches et improbables mais pas un ne posera de question. D’instinct, ils savent que les préciser risque d’ébranler nos bonnes nouvelles. On survit en faisant semblant. Ce matin, j’imite Blanche Neige et les sept nains me suivent, haï hi haï ho nous allons au boulot, le ventre vide, les yeux chagrins, un faux sourire collé à la bouche. Simplet me colle. J’ai pourtant fort besoin de solitude, aujourd’hui je dois fouiner, esquiver, repérer. Va morfler mais je n’ai pas le choix. Sitôt à l’atelier, je le pince si fort qu’il hurle. La matonne à cornette nous tient dans sa visée. J’approche de la marmite pour servir mes mistons. Dans l’eau bouillante flottent des feuilles de choux et quelques pelures noirâtres. Je remplis les bolées de chacun, renverse celle de Périn. Il me houspille. Ça ne tarde pas. La cornette fonce sur nous l’œil mauvais. Mon pauvre Périn, l’a toujours pas compris qu’il fallait taire toute notre injustice. Je le pince de nouveau discrètement. Il éclate en reproches, sanglote, se débat dans la morve et un gruau de mots. Comme prévu : punition. Je suis missionné pour le mener au jetoir. Périn se débat. Dès que nous sommes seuls à longer la muraille, je le serre contre moi. Le vent girouette, nous fouette si fort qu’il coupe toute respiration avant de relancer pleine face les relents du jetoir puis de tourner encore vers le sel et la mer. Enfin la muraille s’élève, suspend le vent, amasse les odeurs de tout ce qui reste après que les hommes du Mont, puis les religieux, les prisonniers, enfin nous, les fils de prisonnières et pour finir les cochons n’ont pas pu avaler. Ce qui moisit ici est innommable, s’entasse jusqu’à ce que la mer monte. Alors, est désigné celui qui jettera au trou ce que le Mont n’a pas digéré. C’est un anus géant, avec des rochers dents qui déchirent ce qui tombe avant que la mer n’arrache, n’avale les restes de la lie du Mont. C’est par ce trou infâme et périlleux que demain nous partons.

J’attache Périn à la chaîne des punis, assemble de veilles hardes pour lui faire une assise et dessine de mes doigts le chemin. Cela suffit pour le distraire. Je le laisse gribouiller à son tour dans l’air irrespirable et vérifie ma corde. L’ai solide. Je me sauve. Les cris de Périn me font accélérer, puis le vent hurle, couvre tout, les sons comme les sentiments. Je cours vers le choeur, grimpe sans me montrer jusqu’au plancher des droits communs, repère mon homme, me faufile jusqu’à lui. Il ne m’aime pas. Mais m’en doit au moins une. L’ai pour ainsi dire sorti de sa cage l’an dernier en lui confiant comment amadouer cornette en chef. Il était temps car l’était pas bien beau. C’est lui qui me trouvera des frusques convenables, une besace, trois ou quatre piécettes pour nous refaire une vie. Pas besoin de mentionner que, sinon, les cornettes connaîtront le nom du chef du réseau des larcins. On se comprend.
Je redescends en vitesse au niveau des chapeaux, rend la clef à cornette revêche et m’remets au boulot. Reste plus qu’à prier afin que j’sois désigné pour libérer Périn à la tombée du soir. Je bosse comme le forçât que je suis.

A l’heure du pain, je me pose contre un pilier. Dire que Dieu est supposé vivre ici, qu’un archange a choisi cet endroit pour maison ! Sait-il le bon dieu que chez lui, nous autres, on rampe comme des damnés ? Un rai de lumière perce notre obscurité, me caresse les pieds. Alléluia ! Si le crucifié m’aide, c’est sur on y arrivera !

Gagné. Suis désigné pour libérer Périn. Fait mine d’empreinter le chemin, bifurque avant la muraille, grimpe aux droits communs. Le bonhomme m’attendait, se dirige au plus sombre du palier. Je le suis, escamote le paquet attendu sans en connaître le contenu, m’enfuis. Le temps court contre moi, je le sème. Essoufflé, je découvre un Périn endormi, en profite pour fouiller seul les détritus. Bingo ! L’arpet du cuistot a planqué comme convenu quelques feuilles de choux, deux pommes et du pain dur. Je distribue vivres et paquet dans les poches camouflées cousues sur l’intérieur de mon pantalon. Puis je détache Périn, le réveille. L’a tout oublié : les pincements, son godet renversé, l’ai juste content d’me voir. Petites foulées le long de la muraille, suivi de mon idiot. Tout se passe à merveille. Je rends à la cornette son trousseau de geôlière.

C’est la belle heure du soir, la liberté d’après le turbin. Je réunis les miens. Nous dévalons ensemble les flancs restés accessibles de notre prison, jouons avec les chats sauvages, défions le vide, sautons sur les rochers, crions plus fort que le vent, trébuchons, remontons.

Fourbu, je pose une fesse sur la mousse. Au loin s’étale l’espoir, la terre sans barrière de mer. Ma meute se rassemble, haletante. Nous contemplons l’horizon, oublieux des mots et des querelles, accrochés à nos rêves.

Une cornette siffle, nous remontons, lourds, soudain conscients de la fatigue qui coupe les jambes, agrippe le bas des dos. La chambre nue accueille d’un violent courant d’air notre troupe exténuée. La porte claque, le lourd trousseau s’éloigne emportant pour un temps le danger. Entre nous, enfin.

Une bagarrounette éclate, attire toute l’attention. J’en profite pour sortir de mes poches secrètes les gains de la journée, les fourre prestement dans ma planque.

Ces idiots se disputent leur malheur, ajoute à la misère leurs faibles coups de points. J’ai frappé moi aussi, frappé des plus petits pour bien éventrer le mal, pour crier de mes mains malgré l’interdiction, pour jouir de ne plus subir.
Hissé à la pointe des pieds je regarde la mer, cache mes larmes. Je ne veux plus partir. Je suis d’ici, lié à cette chambre, aux avortons, à une mère que j’ignore mais qui doit me guetter chaque jour, me reconnaître, prier pour moi. Je ne peux partir. Mes jambes abandonnent. M’écroule sur le lit.
Tous se taisent, effarés. Périn approche timidement, m’offre une crotte de nez. Je l’attire vers moi. Une boule de Périn serrée contre le ventre, je pleure à gros sanglots. Les autres, un à un, se joignent à mes lamentations. Nous formons un tas, un tas de désespoir qui chiale en chœur même si je suis le seul à savoir pourquoi.
Nous sombrons.

M’éveille en sursaut. Nuit noire. La mère monte. Sa clef fouille la serrure, sa cornette vacille à la lueur d’une bougie. Je me dégage prudemment du tas d’avortons endormis, regarde la mère, lui fait face, résolu. Elle comprend que ce soir, elle n’aura pas de petits. Je les garde pour moi. La mère se replie. Enfin, je suis le plus fort, je prie.

Sans bruit, sors de la planque le butin négocié sur des semaines à coup de services rendus, de silences, de larcins. Et merde ! Le paquet contient des hardes trop grandes pour moi, une robe de fillette... mais aussi un panier à crevettes, une griffe. Ca ira. Je m’équipe, attache contre mes jambes, mon torse, mon trousseau d’homme libre puis enfile moitié mes vêtements, moitié ceux du paquet.
Je laisse en évidence quelques feuilles de choux, un quignon de pain verdâtre, excuses miséreuses...

Reste Périn à extraire du tas d’avortons sans éveiller les autres. Et si je le laissais... j’augmenterai mes chances... Paralysé, je ne sais plus que faire.
Périn ouvre les yeux sans que je l’ai touché - étincelle prémonitoire qui veille l’imbécile ?- se dégage, se colle à mon flanc telle une moule au rocher. J’expire profondément, pose un doigt sur sa bouche. Comme je l’y ai entraîné, Périn glisse dans le silence, se laisse passer une robe, tirer les cheveux en arrière, accepte le fichu que je noue sur sa tête, le chiffon sur lequel je crache pour le débarbouiller. Puis j’attaque la serrure. Périn passe de l’étonnement à la terreur. Calme, je pose de nouveau un doigt sur sa bouche et reprend mon ouvrage. Le cliquetis résonne, exagère son écho métalique, puis fini par céder. Nos pieds nus descendent à tâtons l’escalier de pierre plongé dans le noir. Nos cœurs battent trop fort. En bas, la muraille, le vent qui couvre tout nous attendent. La lune, un brin voilée, complice, éclaire le chemin sans révéler nos corps malingres, collés à l’ombre de l’enceinte froide. A l’approche du jetoir, les rats se pressent. Je n’y avais songé. Des chats aussi. Chacun défend sa place. Nous exigeons la nôtre à coup de pieds et de griffe. Cet instrument me plait. Je ne sais pour les crevettes mais les rats ne l’aiment pas. Cela réjouit Périn, qui frape de toutes ses forces, se tourne parfois vers moi, guette mon approbation pour cette brutalité d’ordinaire interdite, pose un doigt, un sourire sur sa bouche et reprend la bataille avec acharnement. Il s’en sort si bien que je peux m’affairer à la corde, la déloger de sa cachette, vérifier une dernière fois si les longues soirées passées à la tresser dans le noir auront la force de mes espoirs, la nouer solidement à l’anneau des punis, la lancer dans la gueule du jetoir. Je passe la tête dans le vide afin de vérifier jusqu’où descend notre cordage. Un rat me renifle les oreilles. Sale bête, je le jette dans l’orifice, observe sa chute, fasciné, frissonne lorsqu’il se broie sur la falaise. Nous y vois déjà.

Miaulements et cris décroissent. Désoeuvré, Périn me découvre, allongé la tête passée dans le trou du Mont, me tire par les pieds sans oser les questions. J’attache la corde à sa taille, m’assure que nos paquets sont bien fixés contre mes jambes, désigne notre sortie. Il en oublie le jeu du silence, se révolte. J’invente alors, inlassablement, la maman qui sent le beurre, la lavande, qui attend au delà de la mer, nous lui faisons de grands signes, il croit l’apercevoir. Je lui montre comment s’agenouiller dos au précipice, le place en première ligne, puis l’attrape par les bras. Il s’agrippe. Court moment de répit, je chantonne la maman, le beurre, recule doucement en desserrant l’étreinte, prend position pour assurer sa descente, lui dénoue les mains, le pousse d’un coup sec. Sa chute me fait vaciller. Le goret gigote, je l’ignore, inspire fortement, renforce ma position, fais descendre la corde progressivement jusqu’à son maximum.
C’est à mon tour. Grande respiration. Sans réfléchir, je sors mes jambes, enroule un pied, bloque la corde avec l’autre, passe le reste de mon corps, ajuste la prise, suspendu dans le vide et commence la descente. Le temps s’éclipse, me laisse seul avec le battement d’un tambour dans les tempes, un corps tendu, dur comme la pierre, chaud comme la mousse brûlée l’été par le soleil, ruisselant comme le cochon aperçu lors des fêtes tournant sur une broche. Les images se succèdent, la pierre, la mousse, le cochon, la pierre, la mousse, le cochon, la pierre, la mousse, je descends. Une masse sombre a failli me percuter. Je sors de ma concentration. Une mouette ! Des mouettes ! De nuit ! Je ne puis pas me battre, reprend la pierre, la mousse, le cochon, la pierre, la mousse le cochon, la pierre, putain ! Elles me visent ? La pierre, la mousse, le cochon. Périn gueule. Je l’ignore, la pierre, la mousse, le cochon, mes bras tremblent, sans parler de mes jambes qui débandent, la pierre, la mousse, non, la pierre, la pierre, la pierre, la pierre, la pierre. Sa tête ! Je suis sur Périn. Je jette un œil en bas, trois mètres au moins avant le sol. C’est possible. Je lâche la prise des pieds, inspire tout l’air empuanti de notre anus géant, prends appuis sur Périn, il hurle mais j’utilise son corps pour descendre un peu plus, puis me lâche dans le vide. Aï ! Pierre contre pierre.

Périn hurle sans fin. Le souffle court, la langue sèche, je ne parviens à parler. Un instant blanc, vide, au sol, broyé mais entier. Reste à détacher mon couillon de jambon. J’ai besoin de récupérer. Allongé sur la roche, j’appelle la mousse chaude et douce mousse, l’illusion du soleil pétille sous mes paupières, le tambour bat toujours. Le temps toujours s’éclipse, haletant, indistinct... puis une seconde se forme, perle jusqu’à la réalité et le temps continu me revient.


Assis en tailleur, je réfléchi. Périn va devoir se libérer seul... Si je lui lance mon couteau, l’ai capable de ne pas l’attraper et le couteau de dévaler plus bas. Pas question. Pour finir, je me déleste de tous les paquets accrochés à mon corps, récupère les liens, fabrique une nouvelle corde, y noue le couteau puis tente d’expliquer au goret sa mission. Périn ne cri plus, secoue la tête en signe de négation. Alors je chante la maman, le beurre, imite une conversation entre elle et moi par delà la baie endormie. Le jambon scrute l’horizon nappé de bleu de nuit, hésite entre incrédulité, envie et impatiente. Je fais mine de partir vers la grève. Périn m’appelle. Je me retourne, lui lance le couteau sans prévenir. L’attrape par reflex et tombe à la renverse. Je ris de mon couillon suspendu à l’envers. Mais le temps ne joue plus, il alligne les secondes et file vers le jour. Il faut libérer le goret. Va devoir enrouler la corde du couteau autour de son poignet pour garder les mains libres. C’est bon. Reste à se redresser. Périn se contorsionne sans pour autant s’élever, l’a vraiment tout du jambon ! Bon, le calmer, reprendre ensemble, décomposer chaque geste, le guider, inspirer, rentrer le ventre, tendre uniquement le bras droit,  souffler lentement, ramène la tête vers le zizi, oui, c’est bon mon Périn, ne lache plus la corde, l’autre main, tire, voilà, c’est bien, roule la corde autour de ton bras gauche, non, l’autre, oui, voilà. Allez maintenant, tu prends le couteau, non, sans le dérouler complètement de ton bras, non, doucement, oui, bon et maintenant tu coupes la corde. Non, non, pas là, au niveau de ton coude, sinon tu vas tomber couillon de la lune ! Allez.. essais encore. Oui, je t’attends mais grouille...
La corde cède. Je tente d’amortir sa chute, m’écroule avec lui. La pierre nous mord une nouvelle fois. Périn pleure, me serre, ne comprend pas, n’entend pas la maman de l’autre coté de la baie, veut remonter l’anus, retourner dans le ventre du Mont, attendre... que la mère monte pour nous reprendre la vie ? Non ! Je m’écarte, arrache corde et couteau attachés à son bras, rassemble nos affaires, les sangles contre moi, rajuste nos tenues, le prends pas la main et l’entraîne vers les derniers rochers effilés qui barrent notre chemin.
Nous en avons vu d’autres. Périn retrouve le jeu des chats sauvages, dévale la pente acérée sans se blesser, attends en bas, sourire vainqueur exagéré en évidence pour signifier qu’il a gagné. C’est ça que j’aime chez mon Périn, il pleure et rit sans conséquence. Le soleil se lève. Nous reprenons la route, stoppons net. J’ai mis pied sur le sable. Pour la première fois. Le sol mou s’enfonce, se dérobe sous mes pas. Sale sensation. Je ne m’y attendais pas. Périn rejoint la roche. Je le connais... l’enfer à convaincre... à moins d’une diversion. Mais là, j’ai peine à réfléchir. Ce truc froid, humide, instable me dégoûte. L’idée de traverser cette immense étendue molle me terrorise. Je comprends à présent comment le sable avale les hommes. Il produit même de petits bruits de sussions répugnants...

Aucune alternative. C’est le sable ou le Mont. Je prends mon Périn et nous longeons la baie, à l’aise sur les dents des rochers, ignorants leurs morsures car nous les connaissons, nous rapprochant au maximum de la zone visible depuis notre chambrée. Puis vient le moment de se lancer. Je sors notre attirail, propose la griffe à Périn. L’idée de tuer du rat le ravit. Il n’y en a plus ici. Je prends sur moi, fait un pas sur la grève, attrape la griffe, ébouriffe le sable, semi-liquide à cet endroit. Me demande si ce n’est pas ce qu’on appelle la vase. C’est vraiment dégoûtant. Surprise : un coquillage est pris entre les dents de l’outil. J’appelle Périn. Prudent, accroché aux rochers, l’idiot a très envie de voir cette chose sortie du sable. Je lui donne la bête à coque, l’outil. Il teste sur la pierre, n’attrape rien, me redonne la griffe. Je teste dans la vase, rien. Je m’éloigne d’un pas, rien, trois pas, une autre bête. Périn hésite. Voilà la diversion. C’est une question de minutes.
Périn court vers moi en essayant de ne pas toucher le sol, nous éclaboussant de ses sauts maladroits, pousse de petits cris, s’immobilise, indécis. J’éclate de rire, lui tend l’instrument.

J’en étais certain, quelques secondes d’activité intense et il oublie ses pieds. Pas moi, mais je dois avancer, trouver l’axe observé tant de fois depuis notre lucarne, le chemin de notre liberté. Les premiers pécheurs apparaissent. Nous nous dissimulons contre les rochers en attendant que la troupe grossisse. Périn s’impatiente. Sa besace est presque pleine. C’est louche en début de pêche. J’en vide tout le contenu. Il y a de tout : des moules, des crevettes, des coquilles vides, des morceaux de verre... Je fais le tri, lui désigne ce qu’il doit prendre. Semble comprendre. On attend.

Pour la seconde fois en quelques jours, un rayon de soleil se pose sur mon pied. Je suis d’accord, il est temps d’infiltrer les pieds rouges. Vérifie notre accoutrement, pose un doigt sur la bouche de mon compagnon, lui redonne la griffe, tient une moule entre mes doigts, la range ostensiblement dans le panier, rejette le dernier bout de verre, la dernière coquille vide. Nous partons. Mais je n’ai pas d’outil.

Je ne sais quelle attitude adopter, comment feindre l’affairement. Certains utilisent un objet si petit qu’il dépasse peu de leur main. Je peux mimer leur geste. Nous rejoignons de biais les hommes de mer dont le groupe s’effiloche. A peine l’avons nous atteint que d’autres besogneux le rejoigne. Parmis eux, une femme et ses quatre enfants. Immédiatement, je me méfie. Elle nous épie du coin de l’œil, remarque que je ne tiens rien. Impossible de faire semblant, je fouille la soupe infâme de mes doigts. C’est répugnant.

Habitués à cheminer courbés dans l’atelier, la position ne nous importune pas plus qu’aux autres pécheurs, mais cette bouillie mystérieuse qui mange les pieds rend l’avancée pénible. J’essaie de ne pas imaginer les monstres qu’elle abrite, de ne pas voir cette femme qui s’approche de nous. S’il le faut, je la tue. Mon couteau sanglé contre le bras droit palpite. J’en desserre les liens. Suis toujours courbé. Ses jambes approchent. La lame descend contre ma paume, je suis prêt.
«Petit, attrape ça... ça ira mieux.» Elle me propose une mini épuisette, ignore le reflet du couteau que j’enfile prestement sous ma manche, puis s’attarde un instant, dépliée, masse ses reins. Je me relève aussi. Les enfants nous rattrapent. Je hèle Périn qui poursuit sa patouille, ignorant notre arrêt. Tout à son plaisir, le goret gratouille la boue sans entendre. Une fillette maigrichonne me regarde, malicieuse, prend une poignée généreuse de vase, sourit une dent sur deux, puis lance sa boule flasque et fangeuse sur les fesses du Périn. L’idiot se déplie tel un ressort. Sa bouille questionne. Je hausse les épaules et désigne du menton la joyeuse édentée dont le rire retenu fait tressauter les pointes ossseuses de ses épaules. En langue du Mont, c’est une provocation. Sans quitter l’adversaire des yeux, Périn renifle sa morve, plonge la main dans la fange. Mais avant qu’il n’est relevé l’affront, une volée de boue m’atteint  sur le flan gauche. Ce nouvel adversaire hirsute, guère plus haut que mon nombril va voir ce que valent les gars du St Michel ! La bataille enrage, je ne peux esquiver les boulets d’une fratrie en sur-nombre. Me cache derrière la mère en riant. La mère. En riant. Je ris. Moi, je ris !
C’est comme si toute peur s’égouttait de mon corps, comme si le rire essorait le dedans, ramenait dans ses filets ce qui se tasse en fond de cale.

La mère ramène le calme, nous reprenons la pêche, complices, ensemble.
Ensemble ! Moi, ensemble avec d’autres, moins tordus que les miens. Il y a donc d’autres ensemble possibles. Je souris, calme. Le temps s’évade, dilué dans cette terre fluide, mouvante, sans résistance.

Mon chemin ! Je n’ai rien dessiné, rien mesuré, j’ai suivi la mère, oublié le chemin ! Panique. Mon pécheur, est-il là ? Non, non, non. A mi chemin du Mont, de la terre, comme un con je n’ai plus de repère. Et c’est à cet instant que l’homme de tête lance un appel au retour. Panique, panique, panique, je veux suivre la mère. Elle rassemble les petits dans son sillage, me regarde, douce question au fond des yeux, sait déjà la réponse. Renverse comme par mégarde mon panier. Merci.
Accroupi, je ramasse méticuleusement lentement notre pêche. L’idiot m’aide. Un banc de jambes, pantalons retroussés, refluent vers le Mont. La mère se retire, nous restons. De petites bulles bavassent à nos pieds. Il n’y a plus d’ensemble, rien que Périn et moi. L’homme de tête passe le dernier à nos côtés, demande de nous hâter. Périn se lève, prêt à le suivre. J’attrape sa main, fais mine d’entendre un chant venu de la côte. Je ne veux plus voir la mère qui m’arrache l’ensemble. Je fixe sans la voir la terre incertaine.

Nous marchons main dans la main sans chemin. Je ne suis rien, vide comme les coquilles inhabitées que nous avons jeté, blanc dedans, sans dessein, sans espoir, je vais droit devant, oublieux du vent, du temps, des chemins.

Pied droit s’enfonce à mi-mollet dans la vase devenue familière qui m’aspire. Dévie simplement, ne prête pas attention à cette bouche avide qui réclame elle aussi son lot de cadavres. Un fleuve s’ébauche à notre droite. Des oiseaux s’y posent. Le soleil nous regarde. Nous ne sommes plus cachés mais personne ne nous cherche au beau milieu des flots.

Le fleuve s’impose, nous devance, fait face, menaçant. S’il est notre chemin, je le traverserai. Périn rechigne. Ne cherche plus à le convaincre, tire son bras. Sa main lâche. Continu seul, de l’eau jusqu’aux genoux. Le courant court, je marche. La main de Périn resurgit, agrippe mes guenilles. Je la prends, tire plus fort, poursuis sans relâche vers l’avant. Le fleuve nous mange jusqu’à mi-cuisse, je l’ignore, coupe le courant laborieusement.

Un groupe d’hommes indistincts s’agitent sur la côte. M’en moque ! Qu’on nous arête, moi je traverse. Le fleuve ne cesse de grossir, il se transforme en mer. Périn chantonne la lavande et le beurre d’une petite voix trempée. Le sable s’évanouie, nous gobe jusqu’aux mollets. Nous nous évadons à l’arrêt.

Périn pleure, il n’y a plus de beurre.
La mer monte.
C’est régulier, inexorable, effrayant.

La mer de tous côtés nous chante son amour, caresse nos corps engourdis par le froid, baise nos pieds blottis dans son matelas doux, moelleux, qui absorbe nos peines.

Au loin, une barque glisse sur les flots.


Couché, ignorant les questions des matelots, je fais de l’oeil au soleil. Périn pleurniche. Collés au corps, mes vêtements me picorent. Quelques paquets ont résistés, d’autres, spongieux, se délitent. Je savoure notre victoire. Trempés, efflanqués comme des chats rescapés de la noyade, nous inspirons à petites bolées la vie, libérés de nos mères.

Sitôt accostés, je saute de la barque, prend la main de Périn, l’entraîne en courant  loin des questions, des sauveteurs qui savent d’où nous venons, de la mer qui nous tenait prisonniers, nous a presque mangé.
Nous courons sans muraille, légers, libres, ivres, nous courons, courons, courous, nous écroulons à bout de force. Nous ne resterons pas ici. Trop près de la mère.

Juste une pause, respirer, sentir le trou familier de la faim qui nous creuse le ventre, l’odeur de lavande qui émane des draps séchant à quelques pas, la galette au beurre qui crépite sur le fourneau de la ferme où nous avons échoué, les piécettes cousues à ma guenille que je vais délivrer pour acheter notre repas.

La joie explose, incrédule. Une fermière porte nos deux crêpes. Le monde n’a plus de muraille, de mer ou de cornettes pour me dicter le chemin.

La mer monte, je m’en moque. Nous filons.

 

 

Note : Durant longtemps le Mont St Michel servit de prison. Au XIXème siècle, pour les travaux forcés, de nombreuses salles de l’abbaye sont transformées en ateliers de filature du coton, de rouennerie, de tisseranderie ou de fabrication de chapeaux. Jusqu’à sept cent forçats travaillés dans ces pièces. Un plancher est même disposé pour créer des étages dans l’église abbatiale et gagner de la place. A certaines époques, jusqu'à 15 000 détenus des deux sexes seront enfermés sur l’îlot avant que la prison ne soit fermée par Napoléon III. On peut donc imaginer que des naissances aient eu lieu...

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