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24 novembre 2011

Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 2

Il suffit de regarder une pousse sortir de terre pour savoir que la nature fait bien les choses. Le miracle de la vie, comme on dit ! Et là, va savoir... j’ai comme un doute... Je ne suis pourtant pas la première femme à accoucher sur cette planète. Mais par moment, une grosse boule d’angoisse prend la place du bébé. La peur, la panique, puis, tout doucement, je me laisse envahir par les ondes de chaleur. Mon ventre bouge seul, s’anime, obéit désormais à ce bébé, dont j’ai pu vérifier la présence aux échographies et dont je ne réalise pas encore qu’il est autre que moi. J’héberge un enfant et ne le comprends pas, ce n’est pas réel.
Seule dans ma chambre, j’attends l’hypothétique effet d’une piqûre sensée faire émerger la vie pile-poil à l’heure fixée par l’obstétricien. Formidable le progrès ! Marc fume une clope dans le parc. Il a perdu de sa superbe. Bien que ses paroles se veuillent rassurantes, tout le reste trahit le stress, l’angoisse. Je préfère tout de même qu’il soit là, les yeux dans les yeux, sa main dans la mienne, nous sommes deux à sauter dans le vide, je préfère.

- Comment te sens-tu ?
- Bof, j’ai la trouille.
- N’ai pas peur ma gazelle, c’est un super hôpital, y’a que des pros ici. Et tu étais la meilleure à la prépa. Je vais t’aider, je ne te lâche pas, rien que nous deux.
- Oui... C’est cette histoire. Tu imagines... prendre rendez-vous pour provoquer l’accouchement. Y’a rien de normal la dedans. C’est contre-nature. Peut-être que le bébé n’est pas prêt.
- Arrête. Ce n’est pas un éléphant que tu as dans le ventre. Et pour les petits d’hommes, c’est neuf mois. Alors, ne t’inquiète pas. A l’écho, il avait tout ce qu’il faut. Il est certainement trop bien à l’abri de ton ventre, c’est tout.
- Mmm. Bon ! T’es sûr que tu ne seras pas déçu si c’est un p’tit gars ?
- Oh non, fille ou garçon, je prends tout ce qui viendra de toi.
- De nous.
- Oui, tu as raison. Parfois, j’oublie mon rôle.
- N’empêche, je ne sens rien et, ça, c’est pas normal. Je devrais déjà avoir des contractions, non ?
- Bouge pas gazelle, je vais voir si je trouve quelqu’un.
- OK, je ne bouge pas.

De toutes façons, avec le monitoring, la perf et mon gros ballon, je n’irai pas bien loin. Dire que ce n’est que le début ! Je n’ai pas osé en parler au toubib, ni même à Marc, mais je sais bien que ce n’est pas normal tout ce qui se passe dans mon ventre, dans ma tête, depuis qu’il est là. Je sais même exactement QUAND il est arrivé. Il n’y avait rien. Mon corps commençait à changer un peu, les seins surtout et..., boum, en pleine nuit, j’ai ressenti comme une crispation en plein rêve.

Je dormais, paisiblement allongée dans l’herbe, et jouais avec les rayons du soleil à travers le feuillage de l’arbre qui m’abritait. Instant sacré de plénitude. En communication totale avec la nature - cela n’arrive jamais en vrai -. J’observais les poussières d’or flotter dans la lumière, les branches complexes de l’arbre. Les feuilles semblaient se parler par un jeu d’ombres et de lumière, animé du souffle de l’air. Elles incitaient le vent à les faire pivoter dans le sens de leur dialogue. La logique de leur miroitement m’était presque accessible. Je reste persuadée qu’avec plus de temps, j’aurai fini par comprendre leur langage. Mais, à ce moment du rêve, tout ce que je voyais, sentais et entendais, s’est concentré en un seul point qui a fondu sur moi. Minuscule éclair. Il contenait tout mon rêve, toute la beauté du monde. Ce condensé de vie s’est niché au creux de mon ventre, me laissant seule, dans le noir, les yeux écarquillés et aveugles, le cœur au bord des lèvres. J’eus juste le temps d’atteindre les toilettes et de vomir. Marc s’éveilla à son tour. Lorsque je regagnais notre lit, il m’enlaça tendrement. Sa chaleur et la réalité de nos corps m’apaisèrent. Je n’osais pas lui parler de ce rêve et de la panique qui avait envahi mon ventre. Par la suite je...

- Alors, ma p’tite dame, on s’inquiète ?
- Euh, non. Enfin si, cela fait bientôt une heure que le travail doit commencer ; je ne sens toujours rien.
- Voyons voir.
- Marc ! Marc, tu restes avec moi maintenant, hein ?
- Oui. Je ne te lâche plus.
- Et oui ! Vous avez des contractions ! Et vous n’avez rien senti ?
- Non.
- Bon. On attend ensemble la prochaine. Alors, c’est la première fois que vous accouchez, n’est-ce-pas ?
- Oui. Cela se voit tant que cela ?
- C’est normal. Le premier c’est toujours une grande aventure.
T’es pas obligé de la jouer gnagna gaga mère-grand.
- Fille ou garçon ?
- Surprise.
- Vous avez raison. Pour le premier de toute façon... Ah ! La voilà. Alors ? Non ? Toujours rien ?
Bon ben n’en rajoutes pas, tu vois bien qu’elle ne sent rien.
- J’aurais dû sentir une contraction ?
- Oui. Mais cela ne change rien, c’est juste une différence d’appréciation. Chacun son propre seuil de tolérance à la douleur. Le vôtre doit être plus élevé que la moyenne. Rien de grave. Je vais regarder votre col et on passera toutes les demi-heures vérifier.
- Vérifier quoi ?
- Le travail madame. Cette fois, c’est certain, le travail est commencé. Vous allez bientôt accoucher.
- Bien. Cela tombe bien, on avait pris rendez-vous. L’agenda, c’est sacré.
- Arrête Marc. Merci madame.
- Je demande à l’anesthésiste de passer, vous voulez toujours la péridurale ?
- Est-ce utile si je ne ressens rien ?
- Oh oui, cela ne va pas durer ! Quand le seuil sera dépassé vous sentirez les contractions comme madame-tout-le-monde.
- OK pour la péridurale.
La sage-femme traîna ses sandales hors de la chambre.
- Marc, ton humour noir, c’est pas le moment. Range ton cynisme et passe-moi un verre d’eau.
- Tu es sûre d’être autorisée à boire ?
- Je ne sais pas. Bon, laisse tomber. Tu y crois, toi, au seuil de tolérance pour la douleur ?
- Oui. Je comprends mieux maintenant. Avec ta mère qui a la douceur d’une pierre ponce, et ton père, la tendresse d’une lame de rasoir, j’imagine que tu t’es blindée.
- Tu ne vas pas recommencer avec mes parents ! Bon, c’est long, non ?
- Oui et non. Je ne sais toujours pas si je suis prêt à devenir papa.
- On est sûrement jamais prêt, mais il me tarde d’en finir avec cet entre-deux. J’ai envie de connaître notre bébé, de voir ses yeux, de le prendre dans mes bras et, zoup, plus de ventre, j’en ai assez de ce ventre énorme.
- Tu es belle mon amour. Il arrive ! C’est bientôt fini. Tu vas voir... une véritable petite famille.

Quelques heures plus tard, j’eus le plaisir de découvrir la douleur des contractions, les yeux bleus de l’anesthésiste, le soulagement de ne plus souffrir puis, à nouveau, la panique.
Les yeux bleus ont un peu forcé sur la dose. Je ne ressens à nouveau rien, ni douleur, ni progression du bébé ; ce qui est plus ennuyeux. Je suis comme étrangère à toute cette agitation. Le bébé ne veut pas sortir. Je pousse lorsque la sage-femme m’en intime l’ordre, à l’aveugle, sans conscience de l’enfant. La moitié de mon corps est morte, indolore ; on m‘incise. Le bébé déchire, résiste. Marc est blême. Je ne comprends plus ce qu’il me dit. Ou bien, c’est lui qui ne parvient plus à articuler. Je n’ai même pas la force de lui dire qu’il m’écrase la main. De toute façon, la jolie infirmière le fait sortir. Il n’a pas l’air bien du tout. Je n’ai jamais connu un tel effort physique. Suis épuisée. Ça ne passe pas et je ne le sens pas. La sage-femme bippe quelqu’un.

Tout en haut de la hiérarchie gynécologique, on m’explique. Des sons que je ne comprends pas, un grand truc en fer qui ressort de mon sexe emprisonne une boule de sang. Silence. Retour de Marc flageolant, muet lui aussi. La boule rouge et bleue disparaît dans la pièce attenante. Marc, hypnotisé, suit. Moi, je suis vide, ailleurs et toujours rien. Les voix d’à côté se veulent rassurantes ; je ne les comprends pas. Puis, celle de Marc, étranglée, murmure et, là, j’entends très distinctement : “Lisa, petit chat, je suis ton papa”. Un cri. Lisa pleure enfin. Les infirmières confient l’enfant à son père. Fin des pleurs. Marc s’approche lentement, me présente notre fille et, avant que je n’ai le temps de bien la voir, la dépose sur mon ventre.
J’évacue, telle une cocotte-minute, l’angoisse de neuf mois d’attente. La pression sort de mes oreilles, les larmes coulent, nous pleurons ensemble. Lisa respire, je chantonne une berceuse. Les mots passent enfin. Retour à la vie. Même si la moitié de mon corps reste morte, l’autre vit, naît. Ça y est, je suis maman, je le sais. La partie morte se fait charcuter. Rien de grave madame, avec du temps, tout comme avant.

La maman, entière, la petite puce de vie et Marc, en larmes, éperdu, amoureux, conquis ; nous voilà une famille. Maintenant, je sais. Une famille c’est l’amour puissance trois. Ça fait mal, tellement l’amour bouillonne.

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