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5 décembre 2011

Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 5

Chapitre 5

Au village, on me considérait à présent que j’étais à l’atelier : menuisier, ce n’est pas rien. D’autant que le vieux tâtait aussi l’ébénisterie et la marqueterie, alors...
Alors, j’avais du travail, et commençais bien bas. Je n’étais pas payé gras : deux ou trois taloches quand la pièce ramenée ne lui convenait pas, un peu de gris à rouler lorsqu’il était satisfait. Mais, c’était moi qui attelais la Maronne pour aller choisir le bois d’usage à la scierie. J’y retrouvais avec plaisir Léon, quand il n’était pas de garde sur les terres du Baron. Nous parlions Cévennes, essences rares, ou plus simplement des histoires entre catholiques, huguenots et républicains. Notre complicité s’enchevêtrait avec le temps. Jamais avare de conseils, il m’aidait à choisir le bois et les hommes solides. C’est lui qui prit le relais paternel pour m’enseigner les usages et la conduite à tenir, lorsqu’on est protestant dans un village à majorité catholique, et qu’à treize ans, on vit parmi les adultes. C’est encore lui qui me guida lors de ma première chasse.

Deux fois l’an, monsieur le Baron ouvrait ses terres aux villageois dont le nom n’était pas souillé, pour une partie de chasse où blancs et paysans se mêlaient. Recevoir le bristol était un privilège. Je ne sais comment je fus distingué. Léon, sans doute.
Levés à l’aube, nous étions une douzaine à partir. Les chiens tiraient bon train en direction de la propriété du Baron d’Espinargue. Les hommes suivaient, armes et fierté en bandoulière.
Dans la cour du château, douze hommes et deux femmes, tous montés sur des chevaux légers, élégants, nous attendaient. J’étais très impressionné : une bâtisse, si grande que tout le village y eut logé ; des chevaux qui ne ressemblaient en rien à la Maronne ; des vêtements aux couleurs vives, brodés de fils d’or, qui faisaient ressortir la tristesse de nos tenus comme un dégradé se perdant des bruns boueux au gris de nuit. J’eus honte d’être pauvre, sale, et le plus frêle de notre troupe à pied. Je faillis disparaître tout entier lorsque surgit une cavalière, un ange éblouissant, la fierté de la noblesse et de la jeunesse incarnée. Figé, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de ce visage rond et frais ; de ces boucles blondes s’envolant d’un chapeau fait de plumes extraordinaires ; des yeux si clairs que rien ne s’y reflétait ; une robe de velours sombre qui changeait de couleur dès que l’ange bougeait et, par contraste, une peau blanche comme la lune dans un ciel sans étoiles.

L’ange voulait chasser. Le Baron, son père, s’y opposait. L’ange disparut avant que je ne m’effondre : j’avais oublié de respirer.
Pour une fois Léon tenait sa langue, alors ses mains parlaient. Il me pinça la cuisse pour se moquer de ma mine hallucinée. Ailleurs, j’étais ailleurs. La chasse commença sans que je ne prête attention à la moindre consigne. Je me contentais de suivre Léon en vue de chercher et traquer les sangliers. Je marchais, dans mes pensées, trébuchant sur l’ange lorsque Léon m’indiquait un obstacle à éviter, n’observant ni les traces, ni les hommes que je devais imiter. Le temps s’évanouit dans mes songes. Lassé d’être seul, Léon décida de me ramener à terre d’une grande claque dans le dos. Dégrisé, je le regardais sans comprendre.
    - Alors bonhomme, t’es à la chasse ou à la messe ?
    - Tu te prends pour le vieux, à taper ainsi ?
    - Mais non mon Paulo, mais t’as tout d’un couillon de la lune depuis d’ta l’heure.
    - Tu crois que c’est drôle de chasser sans arme ?
    - T’as raison Paulo, faut que tu tires ton coup, ça te débouchera la cervelle.
    - Il y a plein de gens là. J’veux tuer personne.
    - T’inquiète bonhomme, c’est comme chez moi ici. Il y a une clairière juste là, avec de vieilles souches juste bonnes à dégommer.

Et Léon me fit tirer mes premières cartouches. Il a bien vu que cela ne me plaisait guère mais il n’a pas pipé mot. Lorsque nous avons rejoint la troupe pour la mise à mort, il a fièrement annoncé aux autres ma nouvelle condition de tueur de souches. Tous m’ont serré la main. Rapidement cependant car il n’était plus temps de les distraire. Moi, les hurlements, l’excitation des bêtes, le sang, tout cela me mettait mal à l’aise ; je m’écartais lentement du groupe. A reculons, sans bruit, je fuyais le carnage.
Un piétinement nerveux m’alerta. Tournant la tête, je vis l’ange. Silencieuse, cachée, elle maintenait son cheval à l’arrêt et m’observait, inquiète. Je ne dis mot, suspendis tout mouvement, m’appliquant à respirer et fixer l’image dans ses moindres détails, afin de la conserver longtemps. La jeune fille mit un doigt sur ses lèvres, m’invitant au silence. Son attention se reporta sur la tuerie. Elle était fascinée. Sa bouche s’entrouvrait, ses yeux se plissaient. Elle vivait toute entière pour cette fin macabre. Un court instant, je vis même la pointe rose de sa langue venir mouiller ses lèvres asséchées. Ce détail déclencha mon érection.
Elle disparut soudainement. Je ne sus que faire de cette tension douloureuse qui gonflait mon pantalon, alors qu’il me fallait masquer mon absence, retourner près du groupe.

Léon fit mine de rien ; je fus mêlé aux rires des chasseurs tandis qu’ils maraudaient autour des dépouilles. La troupe s’en retourna au château. Je suivais, aux aguets, espérant revoir l’ange.
Elle nous attendait au pied des escaliers. Je pus constater qu’elle était jeune, sans pouvoir préciser, tant son allure différait des gamines du village. La mère ne parvenait pas à réfréner l’enthousiasme que l’ange déployait autour des cadavres et des chasseurs, posant mille questions, virevoltant tel un papillon ivre de sang. Elle m’ignora jusqu’à ce que le charcutier distribua tous les morceaux. Ensuite, désœuvrée, elle parut s’ennuyer et m’aperçut enfin. Je rougis des oreilles aux orteils dès que ses yeux m’effleurèrent ; ce qui l’amusa beaucoup. Devenu son jouet, je m’affolais dans un chassé-croisé d’œillades camouflées, de sourires partagés et de disparitions soudaines. J’allais tourner bourrique quand le Baron m’interpella.

Contraint à retrouver mes esprits sur le champ, je bafouillais quelques formules protocolaires dans le plus grand désordre. Le brave homme sourit de ma confusion et s’approcha. Il me questionna sur les affaires de mon père, seul menuisier du village, m’assura que j’avais choisi un bien beau métier, et demanda à ce que le vieux passe au château pour restaurer son secrétaire. Je laissais filer la journée sans retenue, avec au fond du cœur, la joie d’un retour annoncé.

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