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9 décembre 2011

Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 7

Chapitre 7

Rencontrer l’ange fut la plus belle chose de ma vie. Amélie et le Baron m’ouvrirent les portes d’un autre monde, de leur immense bibliothèque et de leur érudition. De notre confession religieuse à notre position sociale, tout nous opposait. Cependant, ils appréciaient le travail du père autant que mon caractère sérieux, nuancé, et m’accueillirent amicalement.

Dès l’aube, je suivais le vieux à l’atelier pour m’initier à la menuiserie : scier, raboter, poncer du mobilier sans autre valeur que son utilité, avec le même soucis de perfection que s’il avait dû meubler les plus beaux palais. Même un cercueil ne souffrait le moindre défaut ; il en allait de notre honneur.  Le vieux veillait à ce que ma tête pense avant mes mains, que ces dernières s’adonnent entièrement à la précision et non aux retouches laborieuses. Chaque geste devait être anticipé, mesuré, atteindre la simplicité et l’évidence d’une minutie maîtrisée.

Pas de grands discours. Je devais comprendre sur plan le modèle à exécuter. Il se contentait de montrer, puis rectifier la position d’une jambe ou d’un doigt. Notre relation, faite de touchers, me donna à entendre sa petite musique, sobre et absolue. Tout se jouait en silence, mais avec ampleur et précision. Je compris sa recherche, presque spirituelle, de ne pas se perdre en superflu, se concentrer sur l’essentiel : l’équilibre, où l’action ponctuelle répond à la réflexion continuelle. Finalement, le vieux, en plus d’un métier, me transmit sa quête.

Le soir, il me laissait filer vers ma jeunesse, imaginant des escapades en jupon ou des couillonnades en bande dans le village. Peu sociable, il allait rarement discuter à l’ombre des platanes et n’entendit point les ragots qui commençaient à courir sur son garçon. On m’avait surpris quelques soirs sur la route du château. Depuis, les langues chauffaient, tricotant des histoires absurdes, persiflant sur ce drôle qui visait plus haut que ses sabots.

De fait, c’est Goulette qu’il m’était pénible de délaisser. La pauvrette devait travailler dur pour tenir notre maison. La mère avait donné vie à deux nouvelles bouches, coup sur coup. L’un d’eux était mort peu de temps après la naissance. Affaiblie, elle se réfugiait dans la mélancolie. De bonne volonté, elle perdit cependant la rudesse à la tâche. Il fallait à présent compter sur ses absences et Goulette, hissée sur dix petites années, mit son enfance de coté pour tenir notre navire à flot.

Un jour, je remarquais la satisfaction du vieux à quelques sourires inusités, venus bousculer ses lèvres minces à l’ordinaire tranchées. Il observait ma dernière panetière et relevait mes progrès. J’allais bientôt assumer l’ouvrage courant. Lui, se consacrerait plus amplement à l’ébénisterie d’art, domaine où le Baron et ses amis l’encourageaient. Je réalisais que l’argent aiderait Goulette, si il était employé à seconder notre mère dans sa défaite ménagère. Encore fallait-il en convaincre le vieux et ne pas mettre en cause l’honneur de la mère.

Ce soir là, je courus au château délesté de la culpabilité d’avoir, depuis deux ans, abandonné ma cadette aux corvées de son destin.
Amélie me reçut, comme à son habitude, bavarde et enjouée. Elle était indisciplinée, remuante, à l’opposé de la jeune fille souhaitée par ses parents. Mon amour des livres, de la réflexion et de la discussion était un contrepoids à son agitation. Le Baron voyait d’un bon œil notre relation car elle calmait sa fille, la laissait pour quelques heures attentive et absorbée dans leur bibliothèque. Bien évidemment, nous ne restions jamais seuls, mais l’aïeule d’Amélie, presque sourde, lisait sans plus se soucier de nous. Nos tempéraments si différents auraient dû s’affronter ; par un heureux hasard, ils s’accordaient harmonieusement. Amélie bousculait ma timide et trop raide sagesse de sa frivolité créative et audacieuse. Je donnais sens à ses débordements, lui rappelais la condition précaire de vies plus âpres à la sienne.

J’en profitais, ce jour, pour orienter la conversation sur le peu de possibilités offertes aux jeunes filles mal nées. Comme je m’y attendais, Amélie inventa maint procédés pour me contrer et prouver, qu’avec un peu d’audace, on peut déjouer le mauvais sort. Certains de ses stratagèmes, naïfs et romantiques, furent vite écartés. Restaient ensuite les vies magnifiées par des dons artistiques ou manuels, dont je lui rappelais qu’ils devaient être secondés par la chance. Elle en convint. Nous passâmes alors aux volontés farouches d’en finir d’une vie misérable, par la pratique de certains métiers, récemment ouverts aux femmes.
    - Et que penses-tu de ces femmes qui, d’abord institutrices, postières ou infirmières, deviennent
      ensuite romancières, agents secrets ou biologistes ?
    - Vous oubliez, chère Amélie, qu’elles ont, pour commencer, fréquenté
      les bancs de l’école assidûment et que, de plus, les cas sont rares.
    - Certes, mais l’école n’est-elle pas offerte à tous ?
    - En principe, oui. De nombreuses paysannes la quittent si tôt
      cependant, qu’elles n’en connaissent que les rudiments.
    - Il faut alors s’en remettre au progrès et chercher métier du coté des
       grandes innovations, devenir aviatrice, photographe. Que sais-je,
       actrice pour le cinématographe ?
    - Vous rêvez encore. Que de pauvrettes n’ont connaissance de ces
       innovations. Il faut voyager, lire ou recevoir vos revues parisiennes.
    - Il suffit, Paul ! Tu sembles croire qu’aucune chance n’est possible aux
       courageux. Certain, comme ton père, y parviennent tout de même.
       Alors ?
    - Alors, il est heureux de vous connaître, d’avoir la confiance de votre
       père qui le recommande auprès des siens.
    - Et toi, Paul, tu es simple menuisier. Pourtant, ton érudition est
      supérieure à la mienne, tu sauras bien la faire fructifier ?
    - Amélie, mon savoir se nourrit de votre bibliothèque et de nos
      échanges. Sans vous, l’école m’eut juste appris à lire et à compter,
      certainement pas à discourir comme nous avons plaisir à le faire.
    - Soit, j’en conviens. Notre bibliothèque devrait s’ouvrir à tous. S’il en
       était de même dans chaque village, les plus valeureux auraient matière
       à s’instruire.
    - Ce serait un début et je garde en mémoire votre vœux. Néanmoins
       vous oubliez un détail : la volonté ne suffit point lorsqu’on est
       assommé de labeur, lorsque le temps du travail est si pesant que seul
       le sommeil y succède.
    - Cher Paul, je ne puis plus rien pour tes miséreux, qu’ils s’en remettent
       à Dieu ! Mais toi, tu y parviens pourtant !
    - Je suis homme, Amélie. Mon travail de menuisier accompli, je n’ai
       pas de travaux domestiques ou agricoles, et peut jouir de mon temps.
       Mais vous pouvez, plus que Dieu, influer le destin d’une gamine qui
      m’est chère.
    - Oui ? Qui est cette gamine si chère à ton cœur ?
    - Ma sœur, Amélie, seulement ma sœur.

A partir de ce jour, nous fûmes deux à œuvrer pour délier le sort de Goulette.

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