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11 décembre 2011

Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 8

Chapitre 8

Marc ne tourne pas rond. Il a perdu toute assurance et semble profondément déstabilisé. Il se lève de bonne volonté, prêt à jouer la comédie d’une vie ordinaire, mais, sous sa bonne humeur affectée, perle l’angoisse. Quelque chose le taraude. Il ne souhaite pas m’en parler. Je le vois vaciller lorsque, plongé dans ses activités coutumières, il se fige, les muscles crispés, prêt à bondir, à la recherche d’un danger invisible.

Une assiette en main, l’autre agrippée à mon éponge, je cherche, moi aussi, à travers la pièce ce qui peut ainsi l’effrayer. Rien. Tout est calme. Lisa joue paisiblement au pied du canapé, les voisins font la sieste, pas un son ne trahit leur présence. Au loin, je perçois le moteur des scooters qui tournent dans le quartier. Rien d’alarmant.

    - Marc. Ca suffit, pose ce verre, tu vas le briser.


Les jointures de ses mains blanchissent à trop serrer le torchon. Ce superbe verre hérité de grand mère va exploser. Adieu la vaisselle, je m’essuie les mains, passe derrière lui et me love contre son dos, mes bras recouvrant les siens, mes jambes tout contre les siennes, la bouche au creux de son cou.

    - Marc, mon amour, calme-toi. Tout va bien. Aller, lâche-ça.


Le torchon tombe, j’attrape le verre. J’aurais au moins sauvé celui-ci.

    - Je crois qu’il serait grand temps que tu me parles. On s’aime. Nous
     deux, c’est du solide. Alors ne me laisse pas seule sans toi. Je peux
     tout entendre, je peux essayer de comprendre tout ce que tu voudras
     bien me dire. S’il te plaît, ne te refermes pas. Je t’aime. Dis-moi.
    - Je... Je crois que je deviens fou. Il y a des choses en moi qui ne sont pas moi.
    - Comme... ?
    - Et bien là, à l’instant, j’ai eu envie de colorier avec moi...
    - Umm, je vois.
    - Quoi, tu vois ? Tu ne vois rien du tout, oui. Je deviens dingue, c’est tout.
    - Mais non. Je sais ce que tu ressens. Cela m’arrive aussi. Ce n’est pas
     normal mais... Ecoute, on ne peut pas parler de cela maintenant.
     J’appelle Sabine. J’espère qu’elle sera libre ce soir pour garder Lisa.
    On se passe une soirée en amoureux. Détends-toi, tu n’es pas fou.
     Je t’expliquerai ce soir.
    - Je ne suis pas contre un p’tit resto à deux mais, s’il te plaît, pas de
     soirée philo-psycho-bazar. Je n’aurai pas la force d’écouter des
    conneries métaphysiques ou autres fadaises du genre.
    - Allez, reprends ton torchon, on finit la vaisselle. Je suis contente que
     tu aies tout lâché.

J’espère vraiment que Sabine sera libre. En attendant, une petite mise au point avec Lisa s’impose.

    - Dis-moi : cela te dérangerait d’aller seul chez tes parents ? J’aimerai
    profiter des premiers rayons de soleil pour aller me promener avec Lisa.
    - Comme tu veux. Tu sais, s’ils sont venus nous rejoindre dans le Sud,
     c’est pour nous voir !
    - Tu as raison. Nous vous retrouverons pour le goûter.
    - OK, ça roule.

Bien évidemment, Lisa à freiné des quatre fers pour retarder l’explication. Je suis finalement parvenue à la traîner jusqu’à notre coin fétiche, en haut du parc. Elle a parfaitement compris que la discussion annoncée ne sera pas à son avantage. Je reste persuadée qu’elle a volontairement joué avec son père, mais ne sais pas encore pourquoi. Je ne réponds pas à ses messages de colère et m’efforce à l’hermétisme mental. Cette fois, nous allons en passer par les mots.

Calée en boule contre son arbre préféré, les bras fermement croisés autour des jambes repliées, ses yeux étincellent, me défient. Quatre ans et déjà tant de caractère...
    - Lisa, tu sais pertinemment que nous devons parler, alors cesse
    immédiatement ce gros boudin. Les problèmes, pour qu’ils
    s’arrangent, il faut les affronter.   
    Non. Parle avec les mots, pas avec la tête. Tu dois aussi apprendre à
     communiquer comme tout le monde.
    - J’ai pas envie.
    - Envie ou pas, les gens parlent avec leur bouche. Que tu le veuilles
    ou non, tu vis et tu vivras toujours avec des gens qui parlent.
    - Non. Je trouverai d’autres gens comme moi.
    - Lisa, ma puce, je ne sais même pas si il y a d’autres personnes
     capables de transmettre leur pensée. Ce qui est certain, c’est que tu
     es une petite fille normale, comme toutes les autres petites filles. Tu as
     juste un truc de plus.
    - Je veux que les autres aussi.
    - Je comprends, mais ce n’est pas si facile. Même si tu le veux très
    fort, cela ne changera pas les autres, ils resteront comme ils sont.
    - Et pourquoi moi je peux ?
    - Je ne sais pas mon cœur. C’est peut-être un cadeau. Tout le monde
     à un truc en plus. Mamie fait super bien les gâteaux, tonton est
    champion de basket, toi, tu as deux façons de parler.
    - Oui, ben c’est pas rigolo. Personne me parle à moi.
    - Et moi ! Je te réponds.
    - Oui, mais avec la bouche.
    - Et oui. C’est pour cela que tu dois le plus souvent possible parler, toi
     aussi, avec la bouche.
    - C’est moins bon.
    - Comment cela “c’est moins bon” ?
    - Les mots de bouche parlent mal. Les mots de tête sont mieux vrais.
    - Peut-être Lisa, mais ils font peur aux gens. Je voulais d’ailleurs te
     parler de ce que tu as fait à papa.
    - Umm...
    - As-tu déjà parlé à d’autre personne avec les mots de tête ?
    - Non. Que toi et papa. Papa, y fait semblant qu’il entend pas.
    - Tu sais donc qu’il entend ?
    - Oui.
    - Tu sais aussi que cela lui fait peur ?
    - Oui.
    - Alors, pourquoi as-tu continué, sans m’en parler ?
    - Parce qu’il est vilain.
    - Pourquoi serait-il vilain ?
    - Y veut pas me marier quand je sera grande.
    - Il ne veut pas m’épouser quand je serai grande.
    - Oui, ben y veut pas quand même.
    - Il ne peut pas. Il a déjà une femme !
    - Mais moi je veux.
    - Ecoute. Papa, c’est mon mari. On s’est choisi tous les deux quand
     nous étions déjà grands, et que nous avons été certains de nous aimer
     comme des amoureux. Mais il y a plein d’amours différents, tous aussi
     forts que l’amour d’amoureux. Je le sais car j’aime quelqu’un d’autre
     avec un autre amour, très très fort.

    - C’est qui ? T’as un autre amoureux ?
    - Non Lisa, c’est toi, mon autre grand amour. Cette fois-ci, c’est un
     amour  MATERNEL. C’est très différent de l’amour d’amoureux, mais
     peut-être plus fort encore.
    - Ben moi, j’ai pas d’autre amour. J’ai que papa et toi.
    - Je ne crois pas. Et Solène, tu ne l’aimes pas ?
    - Si ! Mais c’est ma copine, je veux pas marier avec elle !
    - Oui, c’est un amour d’amitié, c’est bien aussi. Un jour, tu auras un amour d’amoureux et
      c’est lui qui sera ton mari.
    - Et j’aimera plus papa ?
    - Si, tu aimeras toujours papa d’un amour FILIAL.
    - Y’a plein d’amour alors ?
    - Oui, y’a plein d’amour. Et justement, pour en revenir à papa, lorsqu’on
     aime quelqu’un avec n’importe quelle sorte d’amour, on ne s’amuse
     pas à lui faire peur...
    - Mais y veut pas répondre avec les mots quand je lui parle de tête.
    - Il ne sait pas que c’est toi qui lui envoies des mots de tête, il croit
     devenir fou.
    - Ba, il est fou dans sa tête si y me reconnaît pas ?
    - Non Lisa, il ne te reconnaît pas car il croit impossible de parler avec
     la tête. C’est la première fois que cela lui arrive.
    - Je vais dire que c’est moi et il aura pas peur après.
    - Je préfère lui expliquer d’abord avec des mots de grands. Ce soir, tu
     vas passer la nuit chez Sabine. Moi, je parlerai avec papa. Ensuite,
     demain, nous pourrons en discuter tous ensemble.

    - Sabine, elle fera des crêpes ?
    - Je ne sais pas. Un dernier conseil ma puce : ne parle pas avec les
     mots de tête à tout le monde. Les gens auront peur et c’est méchant
     d’effrayer tout le monde, compris ?
    - D’accord. Mais, un jour, je pourrai ?
    - Peut-être. Il faut réfléchir beaucoup, voir comment papa va réagir.
     Nous reparlerons de tout cela. En attendant, CHUT dans ta tête pour
     tout le monde, OK ?
    - D’accord, mais j’aime pas les mots de bouche.
    - Pourtant, on a bien parlé là, et je crois que nous nous sommes très
     bien comprises.
    - Ça va. Maintenant je cours et tu comptes le temps maman.
    - Allez, je te chronomètre. Top départ.

Il est facile, à cet âge, de passer instantanément d’un état à l’autre. Lisa s’élance dans le vent, légère et joyeuse. Je reste à quai et compte les secondes de sa course insouciante. Pour une fois, l’idée de rejoindre Marc chez ses parents me réchauffe. Ils ne savent pas. Leur amour ne pose pas de question, déborde d’attentions. Confitures et météo droit devant, c’est exactement ce dont je rêve pour le moment.

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