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5 mars 2012

Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 19

Chapitre 19

Oublié le siècle passé, la vie semblait surgir de tous côtés. Les peintres révolutionnaient notre vision du monde, les suffragettes anglaises offraient une nouvelle image de la femme, l’électricité entrait dans les foyers et même la Seine sortit de son lit en janvier, provoquant dégâts mais aussi témoignages de solidarité et grands éclats de rire.

Cette effervescence ne m’avait qu’effleuré durant ma première année parisienne. Libéré de mon passé, je partageais l’allégresse générale les années suivantes.

Marcel me sortit du “Coq fringant” et m’entraîna à la découverte des petits cafés, tenus par des militants ouvriers. Les syndicalistes côtoyaient les anarchistes dans une ambiance enfumée et belliqueuse. Les discutions enflammées s’achevaient dans le chant et chacun reprenait à pleins poumons l’espoir d’une vie meilleure. Il m’apparut très vite que ce combat n’était pas le mien. Mes convictions politiques, trop confuses, n’étaient pas si vaillantes.
Il m’arrivait également d’accompagner Marcel à la sortie des usines textiles. Cependant, les jeunes ouvrières me rappelaient trop les paysannes de mon enfance, pour que je succombe à leur charme.

Amédé, lui, me rendait visite en solitaire et Thibault ne pensait qu’aux garçons. Lassé des rencontres faciles sur les quais, j’élargis mon terrain de chasse à d’autres sphères sociales.
J’avais appris dès l’enfance à me tenir en société. Amélie, puis mes maîtres successifs avaient ciselé mon éducation en terme de savoir-vivre. Je pris donc l’habitude de me rendre aux invitations que recevait Ebel.

Notre clientèle étant iconoclaste, je fréquentais plusieurs cercles sans rapport les uns avec les autres. Ainsi, il m’arrivait de dîner en compagnie d’ecclésiastiques et de Barons, pour, le lendemain, passer le jour du seigneur avec les danseurs du ballet russe, conviés à “des soirées privés” par de vieux militaires en retraite. Il va sans dire que Thibault m’accompagnait dès qu’il était question d’uniforme puisque je devais, à sa passion guerrière, ma liberté civile. Cependant, la désuétude de leur comportement oisif, l’arrogance de leurs propos teintés de supériorité me laissaient parfois un goût amère. La rectitude morale de mon père, mes origines paysannes créaient une frontière, qui bien qu’invisible pour mes hôtes, n’effaçait pas la douloureuse impression d’être de l’autre côté, un observateur bienveillant ou sévère, mais toujours en retrait. On efface pas si aisément les différences de classe.

Il se trouvait fort heureusement quelques notables trouvant grâce à mes yeux. Ainsi, je partageais également la table d’un groupe, dont j’admirais les qualités morales et intellectuelles, et qui sut mettre en perspective ma vision étroite de jeune provincial moralisateur, insuffisamment instruit. Certaines des femmes y participant fondèrent plus tard la première loge maçonnique féminine. Leur aisance aimable et spirituelle me fascinait mais je n’osais solliciter leur intimité. En amour, je préférais les artistes aux mœurs libres. Sensibles, indépendantes, intelligentes, ces amazones me séduisaient sans m’anéantir. J’eus des liaisons plus ou moins longues avec quelques peintres, sculpteurs et autres prêtresses d’art. Alaïs fut la plus chère à mon cœur.

Nous nous rencontrâmes en octobre 1912 à la galerie de la Boétie où Thibault m’expliquait le cubisme. Lorsque j’aperçus cette longue femme brune, le corps figé devant un tableau de Marcel Duchamp, le cou tiré vers l’avant, le visage secoué de grimaces pour deviner les personnages annoncés par le titre, je n’eus de cesse de la suivre. Seule, entièrement absorbée dans la contemplation des œuvres, il fut facile de m’interposer en son
chemin afin qu’elle me bousculât. Ce fut prétexte à poursuivre la visite ensemble puis à partager un verre de muscat. Photographe pour une revue artistique, Alaïs était, comme moi, originaire du sud, plus précisément de Nice où elle avait commencé en tirant le portrait des plaisanciers. Elle nous raconta avec drôlerie cet épisode marquant.

Son parrain lui avait offert un appareil photographique, instrument luxueux en ces années là. Le père avait souhaité revendre l’engin pour améliorer l’ordinaire de la famille. La jeunette s’y était fermement opposée, arguant qu’elle saurait en tirer profit. Elle alla trouver une agnière qui proposait aux riches étrangers des promenades à dos de mulets. Celle-ci se piqua
d’affection pour la gamine et accepta qu’Alaïs prenne en photo les clients, au départ de la promenade des Anglais ; jamais au retour, les fesses de ces dames étant trop endolories pour que ne fleurisse sur leur visage crispé un souvenir présentable. C’est ainsi qu’elle rencontra son Pygmalion. Monsieur Clément lui offrit un emploie d’assistante dans un atelier photographique de renom. Plus que l’argent, Alaïs gagna une passion, puis un métier.

En quelques heures, nous fûmes liés d’une complicité amoureuse et joyeuse. La vie en compagnie d’Alaïs pétillait. J’affectionnais son naturel enfantin qui bousculait ma routine et grignotait sans complexe mes heures de liberté. Nous courions ensemble les cabarets, les théâtres, les expositions. Elle n’était jamais rassasiée, multipliant les occasions de se réjouir. Avant de plonger dans l’hiver, Alaïs souhaita retrouver le soleil, sa terre, ses parents. Il lui était indispensable de séjourner à Nice plusieurs fois l’an, telle une enfant courant dans les bras de sa mère pour ensuite s’envoler librement.  Elle s’indigna fortement en apprenant que je n’avais pas visité la famille depuis plus de quatre ans et me persuada de rentrer au pays pour quelques semaines moi-aussi. Nous prîmes le train ensemble, chacun allant retrouver les siens.

Le village était métamorphosé, quelques réverbères fleurissaient de loin en loin sur la rue principale, annonçant fièrement l’arrivée de l’électricité dans ce pays jusqu’alors oublié du modernisme.
En paix avec moi, je pus aisément renouer le passé au présent, laisser ressurgir les racines qui avaient nourri mon enfance. J’éprouvais une affection toute nouvelle pour ce père, qui m’avait transmis son art avec pudeur et sans attente. La mère, au delà de son vide vaporeux et lointain, distillait encore de l’amour, doux et lunaire. Tante Hariette, toujours sur le pont, multipliait les attentions pour chacun de ces enfants qui n’étaient pas les siens. Les minots, devenus de sacrés garnements, étaient curieux de ce frère qu’ils avaient peu connu et dont ils étaient cependant fiers. J’eus voulu leur donner plus que ce bref séjour pour repriser les années trouées. Et Goulette ! Que je dus rebaptiser de son véritable prénom, Odette, pour ne plus offenser sa féminité. Odette, comme à chaque retrouvailles, effaça le temps, me chuchota ses projets de jeune fille : un certain Aubin, instituteur à Nîmes. Il ne fut pas question d’Amélie, ni du Baron, dont j’appris par Léon que les terres se vendaient par lopins aux villageois.

Je passais trois semaines merveilleuses à me gorger d’amour et de soleil. Par superstition, je rendis visite à ma vieille souche. La magie opéra de nouveau. Je reconnus l’intimité de mon écorce, la sécheresse, prête à se briser, du bout de tronc qu’il me restait. Plus d’étonnement, plus de blessure ; elle, comme moi, assumions notre destin. J’eus pitié de nous et me déracinais. Le soir, j’empruntais à Léon une hache, et retournais débiter ma souche sous un ciel étoilé. Je conservais un morceau de moi et brûlais le reste, laissant aux cendres le soin de répandre mon questionnement à travers l’univers.

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