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29 janvier 2013

Les malgreffés

Les malgreffés

 

A l’arrêt. Dans mon lit. Il fait nuit. Le vent berce notre alcôve et mon cœur palpite. Un rien m’a éveillé. Un rien intérieur, une alerte. Mes yeux se sont ouverts brusquement, m’éjectant du sommeil à la peur. J’écoute. Le souffle infime de Clissandre mesure son calme à mon angoisse. Dans l’alcôve mitoyenne les enfants dorment tendrement emmêlés. Tout semble serein. Enfin, je réalise. Je vois parfaitement ! Extraordinairement parfaitement. Des traces luminescentes zèbrent la surface des meubles. Des ondes magnétiques s’échappent de nos objets quotidiens, une chaleur rouge exhale de nos corps. Je ferme les yeux. Je dois chasser ce songe qui m’effraie plus qu’il ne m’émerveille. Je préfère voler ou nager en eaux profondes, mes rêves familiers.
L’alerte résonne encore. Mon cœur bat de plus belle. Je ne dors pas, c’est évident. Un labeur infernal s’est enclenché à l’arrière des paupières, s’étend jusqu’au cerveau. Une agitation frénétique empile, réorganise mes cellules. Non. J’hallucine. Il ne peut en être autrement. Comment pourrais-je ressentir des cellules ?
Le fourmillement s’estompe. Je reste attentif. Le vent berce, tranquille, notre nid. La peur reflue en ondes absorbantes. Dans ma poitrine, les battements s’alourdissent. Ma raison se dissipe, je plonge dans le sommeil au milieu des poissons merveilleux.

La tour s’éveille. Les petits grimpent sur le lit, se blottissent contre nous. Clissandre déjà se redresse ; je ferme encore les yeux pour retenir les poissons. Ethan me chatouille le ventre. Somy, accroché à sa mère, quémande un gros câlin. Un soupire d’aise avant d’ouvrir les yeux. Merci pour ces trois là. Je me lève. Le soleil est là qui éclaire notre alcôve, ainsi que les milles autres tournées vers le levant. Une journée fraîche et claire attend notre labeur. Ma vie est un tunnel sans fin, sans souffrance ni grande joie. Je travaille pour offrir un sourire à Clissandre qui m’offre en retour son tendre sourire las. Nous nous épuisons, ensemble et séparés, chacun nos taches harassantes, pour retrouver le soir le rire de nos enfants. Dans ce tunnel sans fin de jours assemblés par l’usure ne brille aucune issue. La lumière du fond est frêle, incertaine mais il y a un après. Après les jours du travail arrive le temps de la vacance. Lorsque, trop faibles pour participer à l’effort social, lorsqu’on se laisse porter plus qu’on ne porte, le tunnel débouche sur la face la plus sombre des tours. Celle qui voit peu le soleil, accueille travailleurs et travailleuses jugés indignes de réparation, déchus, trop vieux pour mériter un ultime investissement médical. Au bout du tunnel donc, la terne lumière du déclin, doucement la vie s’éteint. J’exagère, je suis pessimiste.
Mon père s’accroche depuis trois ans à la vie dans l’aile sombre et semble y prendre plaisir. Il dispose par chance d’une constitution habilement réglée entre décrépitude et survivance indolore. Ses fonctions vitales sont chancelantes mais préservées, les maladies l’ignorent, sa raison bien que lente raisonne encore clairement. Cher père... Je n’ai pas le temps de le visiter mais lui passe régulièrement nous voir. Les garçons y sont attachés. Ils n’ont pas d’autres aïeux. Cet homme sourit sans lassitude et c’est une différence que même les plus petits discernent aisément. La joie vraie n’est pas si fréquente dans l’aile des laborieux.

Les enfants sont fin prêts. Ethan me donne la main et marche comme un grand. Somy s’accroche aux jambes de sa mère. Bien que je m’y oppose, elle le prend dans ses bras. Bien-sûr que je suis heureux dès que je vois ces trois là ! Nous empruntons la plate-forme extérieure. Ethan retrouve son copain Lux. Une partie de cache-cache commence. Somy aimerait s’y joindre mais il n’ose pas. Une grosse goutte morveuse suspendue à son nez le pousse à renifler. Il fait encore frisquet. Je sors un mouchoir. Au loin la nature brille, une biche s’éloigne dignement. Clissandre saisit le mouchoir, Somy se débat, il déteste qu’on le mouche. La plate-forme s’immobilise à l’étage des enfants. Mes trois amours disparaissent.
Pastor se rapproche. Il guettait le moment pour enfin m’abreuver de fables angoissantes. Les rumeurs. Son passe-temps favori. Je l’écoute distraitement. Le sas du labo nous sépare un instant. Dans le vestiaire, il me glisse à l’oreille une ultime nouvelle ultra confidentielle : une réunion inter-labos aura lieu aujourd’hui. Cela semble conforter toutes ses inquiétudes.
L’étanche combinaison se referme, mon casque se présente. Un clic magnétique m’isole du monde, je plonge dans mon scaphandre, l’aquarium où tournent mes pensées, en rond, loin de mes mains qui savent ce qu’elles font depuis douze ans qu’elles manipulent les nanocomposés.

Un rien me fait sursauter. Un rien intérieur, une alerte, une biche qui s’éloigne dignement. A l’arrêt. Pour la seconde fois ce jour mon cœur palpite. Comment ai-je pu discerner si clairement une biche à telle distance ? Tout s’arrête. Mes idées buttent, buttent, reviennent à cette biche. Une voix chuchote dans mon casque «rythme cardiaque anormal, veuillez vous rendre immédiatement en sas de décontamination.» La panique est à deux doigts de m’arracher. Je me cramponne mentalement au sourire de Clissandre. Que vais-je leur raconter ? Je ne peux évoquer la biche, ce n’est pas rationnel.

Reviennent les rumeurs de Pastor. J’essaie de les assembler en un tout cohérent, susceptible de m’avoir effrayé. Voyons... il s’agissait de nanostructures vieillissantes, de Thaïlande, de troubles apparus dans les populations externes ou laborieuses, celles qui comme moi ne peuvent s’offrir le label Nano-safe © chaque fois qu’un dérèglement biologique apparaît. Rassuré, je tiens mon argument.
Assis face à l’équipe Contrôle Qualité Travailleurs, j’expose clairement les raisons inventées de mon arythmie cardiaque. Je m’attarde sur le visage du médecin central, attentif, bienveillant. Il hoche la tête à chaque fin de phrase, m’invite à poursuivre. Je me détends.
Soudain, durant une fraction de seconde, un rictus affreux déforme son sourire. Le mot «Thaïlande» reste en suspend. L’instant s’étire. Un vide, de la gène, un trou blanc. Je reprends, plus attentif aux expressions des visages qui me font face. Stupeur. Tous s’appliquent à la sérénité mais ne peuvent réprimer les micro-grimaces qui explosent régulièrement leurs traits indomptables. Je réalise que l’œil humain n’est pas capable de percevoir ces mimiques affreuses, dissimulées sous le masque ordinaire du contrôle. Elles surgissent, éparses, noyées dans un flot de 200 à 300 images seconde. Et moi... je les vois, les isole, les décrypte ! Un grand frisson me parcourt le corps. C’est impossible. J’aimerai que mon cerveau réagisse aussi vite. Tous remarquent mon trouble. Derrière les façades lisses, je lis à présent les émotions profondes. Je dois contenir ma propre inquiétude, les rassurer sur mon état de santé. Je glane au passage les mots de la rumeur qui excitent le bel ordonnancement de leur physionomie bridée. Cette acuité visuelle est un sacré atout. Je domine largement la suite de l’entretien. Jugé apte, je retourne au vestiaire enfiler mon scaphandre, après qu’ils m’aient généreusement enduit de mensonges rassurants.

Fin de journée, fin d’insouciance. Sitôt le sas passé, je m’approche de Pastor, étonné de me voir engager la conversation, habitué à déverser son flot de potins paranoïaques dans une oreille distraite sans retours de question. Je lui demande d’expliquer à nouveau la rumeur du jour, écoutant cette fois très sérieusement, attentif à ses micro-mimiques.

Appuyés à la balustrade de la plate-forme extérieure, nous sommes de simples nanovriers admirant la nature qui s’élance suite à la dernière tour. Je lui tais ce que moi je vois. Le spectacle est éblouissant. Pour la première fois de loin, de près, je vois. Une joie intense me saisit, la vie m’embrase, la lumière du bout du tunnel s’enflamme, ce jour est un début.

Nous marchons rapidement, impatients de rejoindre ce paysage grandiose. Sans l’avoir précisé, chacun sait qu’il faut laisser la ville à bonne distance pour enfin s’exprimer. J’en profite pour observer l’invisible, l’urine des sangliers, les traces de chaleur que laisse le furet que nous avons effrayé, les nuances bleues des perces-neige que j’ai toujours vu blanches, les fourmis affairées que je compte sans problème en un dixième de seconde, l’intensité de la vie, multiple à chaque échelle. étourdit. J’effleure le bras de Pastor, nous nous arrêtons. Assis à même le sol, unis dans le silence des hommes fourbus, empreints de respect et d’amour pour la beauté du monde.
Je mets fin au spectacle, ferme les yeux afin de me concentrer et me couche dans l’herbe. Je parle à mon ami. Je lui dis le changement qui s’opère en mes yeux, la réunion du CQT, les mots qui ont alertés les contrôleurs à leur insu. Pastor est excité, pas plus étonné que cela. Il a déjà eu vent de nombreux autres cas : la vue mais aussi les facultés respiratoires, cardiaques, rénales, osseuses se métamorphosent en bas de l’échelle sociale. La rumeur invoque les implants premiers-prix, les contrefaçons, les nanos-organes importés des pays n’ayant pas signé le Nano-safe ©. J’en reste coit. à la fin de mes études, j’avais changé de cornées pour augmenter ma capacité visuelle. Par manque d’argent et besoin de 12/10ème à chaque œil pour seulement postuler dans le moindre labo. Comme beaucoup à l’époque, je mes suis fait nano-greffer dans un centre externe non déclaré, peu onéreux, rapide, aucune inscription au dossier médical, facile et sans médico-dette...

Nous rentrons, de nouveau silencieux.

La lumière dorée qui baigne mon alcôve s’est enrichie de multiples nuances. Toute l’étendue du spectre lumineux chatoie pour éclairer les anges de ma famille. Passé l’émerveillement, je m’attache aux détails d’ordinaire invisibles. La sueur qui a coulé du visage de ma belle, les micro-traces de morves accrochées au nez de Somy, les taches de pipi au bas de son pantalon, la poussière acculée au fond d’une niche murale. Beurk, l’intimité du monde n’est pas si somptueuse.

Je ne dirai rien. Clissandre porte plus de poids que je l’aurai souhaité. Inutile de la charger de peurs pour ma santé. J’ai Pastor. Lui est solide. Comme l’homme enraciné dans l’injustice qui s’arc-boute, résiste sans haine, étayé par la justesse de son combat, traversé par l’énergie des actes légitimes.
Il va fureter en dehors des tours, sonder les sources de la rumeur. Moi, je décrypterai les messages officiels, attentif aux visages de nos chroni-menteurs, aux mots qui déchaînent leurs mico-grimaces. Mon long tunnel de jours identiques est brisé. Je vois clair. Je change de chemin.

Trois soirs d’errance auront suffit à Pastor pour infiltrer un groupe d’externes engagés. Nous les rejoignons. Une nuit sans lunaison. Noir intense. Seuls les voyeurs se repèrent, aptes à suivre les indices pour trouver l’arbre rendez-vous marqué à l’urine du leader. Pastor suit, un filin nous unit. Il trébuche souvent, je le prends par le bras. Nous cheminons lentement, toujours dans le silence. Il sursaute au moindre froissement de feuillage. Je vois qu’ils émanent d’autres groupes en route mais ne peux le lui dire.
Nous sommes nombreux. Une centaine d’hommes attend dans la clairière. Assis sur nos talons, nous écoutons. Mix, leur chef, dit avoir recensé 6 groupes de dysfonctionnements associés au vieillissement de prothèse ou d’organes défectueux. Certains vont mourir.
On repère les gros coeurs à la lenteur de leurs déplacements. Je rejoins les voyeurs pour comprendre ce qui m’attend. Ils sont douze. Avec moi, cela fait treize, signe de chance ou de malheur selon les vieilles croyances. L’un d’eux semble devenu fou. Il dodeline, les yeux clos, retranché dans sa tête. On me conseille d’apprendre très rapidement à méditer, seule voix efficace pour supporter les tensions cérébrales qui accompagnent l’hyper acuité visuelle. Le plus vieux des greffés raconte qu’il s’habitue. Trois autres se sont suicidés. Je ne sais que penser.
Mix impose le silence et reprend la parole. Il propose de mettre en place un suivi des individus afin de comparer suivant les dates et les fournisseurs d’implants la nature des symptômes, leur évolution et notre adaptation. Je vote pour. Autour de nous la plupart lève le bras. Mix distribue d’antiques cahiers d’écoliers et nous explique comment reporter les informations nécessaires. Chaque semaine nous les déposerons dans un lieu différent où ils seront scannés puis intégrés à une base de données.
Les premières fourmis rouges me rongent le nerf optique, je dois fermer les yeux, ne plus sonder la nuit. Pastor me guide pour le retour, nous trébuchons ensemble. A chaque fois qu’un de mes yeux s’ouvre sur la nuit colorée, les fourmis me dévorent la tête, charrient les cellules incendiées de mon cerveaux à l’aide de mandibules tranchantes.

Désormais je médite. Clissandre s’étonne. Pastor m’épaule. Mix récolte. Les malgreffés affluent. Bon nombre d’entre eux meurt ou se supprime lors de crises foudroyantes de douleur. Je me suis cassé un bras afin d’obtenir une suspension provisoire de labeur. Le bris ne fut rien, les fourmis sont bien plus effroyables.

Petit à petit, je les dompte. Elles sillonnent mon lobe frontale, creusent de nouvelles galeries neuronales à leur guise. Je ne peux les contraindre, seulement détourner un fragment du supplice qu’elles m’imposent en m’échappant. Dès qu’elles s’éveillent, je ferme les yeux, quitte mon corps. Une partie de mes nuits, de mes jours disparaît dans le néant, absentéisme salvateur, apprentissage cosmique, je change de dimension. A chaque retour je vois. Au départ surchargé, mon cerveau apprend à trier. Il grossit, repousse la calotte crânienne et déforme mon front. Clissandre n’en parle pas mais ses micro grimaces crient l’effroi. Je vais lui parler.

Mon cahier d’écolier est plein. Je ne noircis plus les pages. Les malgreffés sont désormais légion. Leurs familles s’indignent. Le secret déborde, remonte du monde externe jusqu’aux tours laborieuses où, là aussi, d’autres pions à leur tour s’effondrent. La pénurie de main d’oeuvre est brutale. On recrute de jeunes nano et ordivriers avant leur certification. La ville gronde. Nombreux sont les foyers où manque un père, une compagne. La misère s’installe sans sommation, les usines déraillent, peinent à assurer le confort habituel des tours ensoleillées. Les lumineux s’affolent. Je croise l’angoisse qu’ils cachent sur leur face sans tache affichée.

Les fourmis dorment. Je remonte en surface après méditation. Devant mon lit. A l’arrêt. La nuit se teinte lentement de jour. Le vent berce notre alcôve et mon cœur est serein. Quelqu’un m’a invité. Un chant, un appel, comme celui du muslim dans les livres anciens. Je connais cette voix qui saute d’une tour à l’autre. Mix nous prie de le rejoindre. Une grande assemblée, publique, organisée sans préambule. Il rompt la clandestinité. C’est excitant.
Les essoufflés quittent leur lit, l’un des derniers gros cœurs se traîne jusqu’au faîte de la colline, les écoutants sont déjà assemblés, je repère les voyeurs tournant dos au soleil qui s’éveille. D’autres mutants arrivent. Chacun cherche son groupe, les mêmes difformités. Nos familles nous protègent, forment couronne autour de notre cour miraculeuse, affreuse. Clissandre et les petits me suivent, inquiets, ensommeillés. Puis viennent ceux qui n’ont rien mais se questionnent, répondent au chant de Mix qui appelle sans relâche la ville à nous regarder. Le mont bruisse de questions, murmure. Le peuple parle bas. Et soudain tous se taisent. Mix explique ce que chacun savait déjà. Un malgreffé sur trois meurt dès les premières semaines d’activité des nano-mutantes. Un autre tiers résiste dans d’atroces souffrances sans que le corps ne parvienne à juguler ou intégrer la réorganisation cellulaire. Aucun antalgique n’est suffisamment efficace pour soulager ces malades. Le dernier tiers s’adapte graduellement. Dans ce cas, la douleur diminue proportionnellement à l’acceptation par le système nerveux des nouvelles facultés. Cela n’est rendu possible que chez les individus ayant mis en place de longues séances de méditation.
Aucun malgreffé n’est stabilisé, tous poursuivent leur évolution sans que personne ne sache si cette autonomie cellulaire est guidée, commandée par quoi que ce soit. Mix pense qu’il faut généraliser la méditation et ne surtout pas déclarer les malgreffés aux autorités médicales. Des écoutants ont capté les restes auditifs de conversations officieuses où l’extermination des mutants était envisagée. Un frisson parcourt la foule. Nous nous dispersons.

Un nouvel homme apparaît. Issu des couches externes et laborieuses de la société, il naît dans la douleur, s’extrait par la méditation de l’injustice sociale qui l’a marqué au sceau de greffons altérés. Je ne sais si le tunnel s’éclaire ou se referme, si nos enfants, la société y survivront. Mais je sais qu’au centre de mon cerveau une chose grandit. Cette chose est un peu moi, un peu les autres, elle nous relie, nous, les malgreffés, les difformes, les sublimes qui voyons, entendons, inspirons, sentons, comprenons ce que le monde taisait. Je prends la main de Clissandre et Somy sur un bras. Ethan se sert tout contre moi. Nous ne rentrerons pas. Je laisse mon père, ma vie, notre alcôve et le tunnel sans fin. Je sais que d’autres mutants nous attendent quelque part. J’ai vu leurs signes dans la rosée du jour. Mix a fait deux discours, l’officiel entendu de tous et le crypté pour nous les mutants. Nous migrons. Nous, les malgreffés, les elfés.

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