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28 novembre 2011

Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 3

Chapitre 3

Notre retour fut fêté au village. Chaque homme conta un exploit qui le mit en valeur. Je me tus, me laissais oublier à l’abri de la lumière. La seule chose que je souhaitais révéler, celle qui me taraudait, ne pouvait être partagée. Mon frustre langage d’alors ne pouvait trouver les mots pour expliquer l’étrange sensation de me pisser dessus lorsque j’urinai sur cette pauvre vieille souche ; le dégoût de l’urine s’infiltrant dans les méandres de mon écorce, allant souiller la terre qui ne me nourrissait plus ; le lien insolite qui palpitait de l’arbre à mon corps. Je dissimulais la perception qui me troublait, fermement décidé à dompter ma raison, museler les questions qui crépitaient au seuil de la folie. Parler eut déclenché, au mieux, l’hilarité générale, pour avoir ensuite «le pisseux» en surnom jusqu’à la fin de mes jours ; au pire, on m’eut pris pour un farfadet, de ceux qui vivent avec l’étrange, ou un simplet, ce qui ne vaut guère mieux. Je voulais être respecté. Alors, je me tus.

La mère accepta mon nouveau statut de petit homme et ne me cajola point trop. Il en fut tout autre de Goulette qui, bien seule durant mon absence, voulut combler ce manque d’un verbiage sans fin, qui m’indisposait. Je ne devais plus traîner avec les mômes, encore moins une fillette, fusse-t-elle ma sœur, pour bien marquer mon appartenance au clan adulte. Je la tançais donc avec dédain, du haut de mes douze ans, peu enclin à perdre mon prestige pour cette gamine fureteuse et solitaire. Quand au vieux, comme à son ordinaire, avare de mots et drapé de respect, il me retrouva d’une bourrade et disparut tout aussitôt. J’étais heureux tout de même : les revoir, retrouver la soupe épaisse de la mère, un nid familier où me poser, et, surtout, le sentiment d’une vie toute neuve dont je prenais enfin possession. Et ma Goulette... En famille, je pouvais la tutoyer sans honte. Elle me bouda un peu mais ne put résister bien longtemps à nos secrets d’enfants. Nous allâmes nous cacher, comme antan, dans le passage Meunier et, au chaud de notre amitié, échanger nos vies qui s’éloignaient. Je lui décris les arbres, mon dégoût à les briser.
    - Mon choix est fait Goulette. Plus jamais je n’irai bûcheronner.
    - Mais, tu ne peux choisir ! C’est le père qui décide.
    - Je préfère fuir et mendier mon pain.
    - Tu es fada ! Et moi ? Je ne te verrai plus ?
    - Tu peux venir, si tu veux.
    - Où ?
    - Nous pourrions suivre le montreur d’ours, il m’aime bien. J’apprendrai le métier, et toi, tu confectionneras des colifichets que nous vendrons.
    - J’ai peur des ours. Paul ! Je t’en prie, restons ensemble à la maison.
    - Ne pleure pas ma Goulette. Je trouverai une autre idée.

Le lendemain, j’allais vérifier les magnants ; le vieux m’écarta et fit signe à Goulette de s’en charger. La pauvre avait cru en la fin de sa pénitence ; ce n’était que le début d’une vie destinée à la servitude, à dépendre du choix des hommes.
Tête baissée pour cacher ma peine, je suivis le vieux jusqu’à son atelier. Il s’assit face à moi.
Debout, observé sans chaleur ni animosité, je dus attendre qu’il se décidât. Rares étaient les mots échappés de ses lèvres ; bien pesés, bien pensés, ils tombaient secs et justes pour nous faire aller à son idée.

N’osant le regarder, j’observais la pièce proscrite. L’atelier était son repère, sa renommée, sa vie. L’odeur forte des bois, des huiles, flattait mes narines habituées à de plus simples senteurs. La lumière chaude et précise des lampes nimbait d’or les ocres de tranches d’arbre en devenir. Hormis les processions catholiques fastueuses, dont je ne pouvais approcher qu’en cachette, je n’avais rien vu d’aussi beau ; j’étais ému.
L’idée de le supplier pour qu’il me garde à l’atelier enflât comme un espoir. Travailler à ses côtés n’était certes pas une farandole d’allégresse, mais le bois parlait : un chuchotis discret, rassurant. Mes doigts frémissaient ; j’aurai voulu caresser les essences, suivre les dessins de leur chair, apaiser leur blessure.
Se taire, ne plus bouger, et surtout, ne pas l’implorer car il m’eut alors méprisé. Le temps s’égraina lentement avant qu’il ne parle enfin.

    - Fils ! Tu as tué les arbres en Cévennes ; tu vas apprendre à leur donner vie.

Ce fut tout. Aucune réponse de ma part n’était attendue. J’étais heureux.

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