Le cadeau d'Ibrahim / Chapitre 17
Chapitre 17
- Oublie cet Ibrahim, il va et vient à son grès, dispense le mystère et
ne résout jamais les énigmes qu’il sème. J’ai interrogé plusieurs
linguistes, c’est un mélange de latin et d’espagnol. Rien de connu
parmi les mystiques non plus. N’y songe plus.
- Thibault, tu as raison ! Une promenade sur les quais nous divertira.
Allons fêter ce premier jour d’été !
- Je t’accompagne, à condition de ne pas te perdre pour une donzelle
à ombrelle !
- Je te promets de rester sage si, de ton côté, tu ignores les galants, et
que tes yeux ne s’attardent point trop sur les fesses de ces
messieurs.
- Promis. Notre promenade sera chaste. Nous fêterons ce solstice
entre amis.
- Bien.
Thibault, mon ami, savait mieux que quiconque ressentir l’impalpable. Il me devinait troublé par cette mystérieuse dédicace, dont la lueur vacillait dans le gouffre sans fond de mes interrogations. La souche de mes douze ans prolongeait ses racines en moi et j’acceptais cette union, mais le monde... Non, le reste du monde m’était bien distinct, et rien ne palpitait si bien que le bois dans mes mains. Alors ? Il me fallait cheminer sans prêter attention au précipice, oublier le vertige des questions tourbillons. Heureusement,
j’avais d’autres sujets à tourments.
- J’ai reçu des nouvelles des miens : le tremblement de terre les a
épargné, mais ils en ont ressenti les secousses. La lettre est
rassurante, pourtant, je sens ma sœur inquiète.
- Ebel te libérera sans problème si tu souhaites revoir ta famille quelque
temps.
- Ebel est certes très conciliant. Moi seul redoute cette visite.
- Redoute !!! C’est bien fort pour, sans vouloir offenser tes racines, une
bande de cul-terreux cuits au soleil !
- L’estocade est bien portée, mais tu ne réveilleras pas la bête en
moi. Oui, je viens d’un petit village d’agriculteurs oublié de ce siècle,
où les blancs pèsent encore fortement sur les mentalités, mais mon
père est artisan, et son travail, de grande qualité, aurait sa place ici, à
Paris.
- Mazette. Je ne voulais pas te blesser. Je sais bien que ton père est
ébéniste. Pourquoi as-tu si peur de lui ?
- Il ne m’effraie pas.
- Alors ?
- Alors, je ne suis plus de la-bas. Le vieux ne pense que bois, la mère
ne pense plus, ma sœur est au pensionnat, les benjamins me sont
étrangers. Le village entier réprouve mes visites au château et je ne
dois rien attendre de ma douce Amélie.
- La douce Amélie ? Ton rosier ?
- La fille du Baron. C’est l’ange qui a donné sens à ma vie. Je te laisse
deviner la suite, la belle et la bête, etc...
- Depuis Madame Leprince de Beaumont, il y a eut la république, les
anarchistes... Tu peux jeter aux orties tes histoires d’amours
impossibles, nous sommes en 1909, tout est possible.
- Pas chez moi. La frontière entre noblesse, catholiques, républicains
ou protestants est toujours de mise. On se retrouve sous les platanes
pour discuter, pas dans les lits, c’est une question d’honneur.
- Je vois. Tu as passé la frontière. Je suis fier de toi mon brave petit
soldat.
- Ne parle pas de malheur, je risque d’être appelé dans l’année.
M’imagines-tu en troufion apeuré à chaque tir d’arme, au milieu des
amitiés viriles et des couillonnades de conscrits ?
- Oui. Mais en fantasme seulement ! Je vais devoir te présenter mon
beau général !
- Thibault, tu oublies que je n’aime pas les hommes.
- Tu n’auras pas à payer de ta personne, je m’en charge, et avec grand
plaisir encore.
- Merci mon ami. Je ne sais si je peux accepter une telle
transaction...
- Tu le peux Paul, j’y mettrai tout mon vice !
J’oubliais pour un temps l’armée qui, en retour, m’ignora de même grâce aux efforts de Thibault, et pris la décision de m’installer véritablement à Paris pour travailler aux côtés d’Ebel.
Ce dernier, sans descendance, fut heureux d’ouvrir son atelier au jeune homme qu’il avait contribué à former. Le vieux fut informé de mon choix par courrier et ne regretta pas ma présence. Il conçut même une certaine fierté à ce que son fils réussisse à la capitale, et fasse briller notre nom au delà du Rhône. Lui, avait pris ses habitudes auprès de son ouvrier et ne souhaitait pas partager son prestige local. J’appris son sentiment des lettres de Goulette qui le tenait elle-même de tante Hariette.
Depuis mon dernier passage au pays, Amélie avait rompu notre relation épistolaire et ma sœur taisait ce qui concernait l’ange. Délié de mes obligations militaires et filiales, oublié d’Amélie, j’étais, pour la première fois, libre de mon destin. J’acceptais d’Amédé quelques babioles et remplis mon intérieur de mobilier, que je conçus moi-même. Je m’installais enfin dans ma vie.