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31 mars 2012

Banc Public, troisième essai

Je ne me souviens pas de la vie d’avant, d’avoir eu une maison, un papa, un chat. Mais je sais, qu’enfant, j’habitais déjà sur un banc. C’était presque une maison.
Maman disait souvent : " Nous avons de la chance, c’est comme une petite île, un éden avec vue sur la mer ". Ce n’était qu’un banc. Ses yeux démentaient tous les mots rassurants qu’elle nous inventait. Nous y entassions le peu qu’il nous restait : des bâches, une casserole, quelques vêtements et, surtout, le matériel de pêche. C’est ainsi que nous mangions. Nous possédions aussi une barque profonde essentielle à notre survie. Posée plus loin sur le sable, retournée, elle nous abritait les jours de pluie, de mauvais temps.

Lorsque j’eu six ou sept ans, j’appris à attraper les oiseaux de passage. Caché, j’attendais patiemment qu’ils se crussent en sûreté. J’observais, longuement, pour deviner lequel, parmi les plus charnus, serait le moins habile. J’espérais, qu’enfin, il se présenta de dos pour le décapiter. Comme on lance un  frisbee, je décochais un silex, taillé pour trancher net. Ma première dépouille fut fêtée dans la joie. Maman avait oublié le goût de la viande, je ne le connaissais pas. Nous fîmes un grand feu. Je dansais tel un fou ; la nuit crépitait d’étincelles ; il n’y avait personne pour juger, regarder d’un sale œil le sale môme que j’étais.

Entre la pêche et la chasse aux oiseaux, notre condition s’améliorât. Nous ne comptions que sur nous mêmes pour survivre sachant, que des autres, il ne fallait attendre que des emmerdements. Je grandis en débrouille. Maman me comptait les histoires de notre ancienne vie, tentait de m’éduquer. J’étais un brin sauvage. Je vivais sur un banc.

Le soleil brillait. Chaque jour, il nous brûlait. Nous étions habitués.
Ce qui me faisait peur, me tourmentait, naissait dans la tempête. Des ouragans, très rares, furieusement violents, piétinaient l’univers, s’acharnaient à accroître notre dénuement. Nous n’étions rien face à ces monstres. Maman tremblait aussi. Tendue, ne cherchant plus à feindre l’insouciance, me rassurer, elle se transformait en chef tyrannique. Il ne fallait rien oublier. Tout ce que nous possédions - bien peu à dire vrai - devait être emballé, remisé au fond de notre barque, en ordre si précis que nous pourrions à tâtons les retrouver dans le noir. Ensuite, nous attendions, à genoux sous la coque, que cesse la furie, tremblant à l’idée de sentir sous nos pieds le sol se dérober. Ce n’était jamais long, le soleil revenait. Restaient les mauvais songes à endormir le soir ; maman chantonnait.

Une fois pourtant, la tourmente fut excessive, cruelle. L’ouragan soulevait dans l’air tout ce qu’il attrapait. Un bout de notre vie s’envola ce jour là. Un morceau de banc disparut, aspiré par les vents. A l’abris des rochers, notre barque s’accrocha. Nous nous y agrippions avec acharnement. Trois nuits plus tard, j’avais encore des crampes dans les doigts. Je vis pleurer maman, nous n’avions plus rien que le bateau et nos mains. Plus de banc. Adieu notre maison, notre île paradisiaque. Contraints à déplacer nos carcasses décharnées, notre misère, notre extrême pauvreté pour survivre encore, un jour, son lendemain.
L’errance nous vit dériver au raz du désespoir. Tout se délitait. De plus en plus de gens campaient sur les bancs. Nous n’étions plus les seuls à végéter dehors, la mer pour horizon, les étoiles pour compagnes. Lorsque nous approchions, ces humbles, ces démunis nous lançaient des insultes et nous jetaient des pierres. Partageant la disgrâce, nous savions tous combien, il devient important lorsque l’on ne possède plus, d’avoir un lieu où asseoir son chagrin, investir un petit coin pour se sentir chez soi, un petit banc modeste pour y rêver d’un toit.

Affamés, faibles, nous progressions laborieusement. Une nuit, maman s’endormit et ne s’éveilla plus.

Une famille de roumains m’accepta sur son banc. J’étais trop épuisé pour la pleurer vraiment, sidéré, presque mort. Ils me toléraient à leurs côtés mais ne partageaient pas leurs maigres repas. Une fillette rebelle me glissa ses restes de poisson. Je compris dans ses yeux qu’il y avait urgence, je devais me bouger, j’étais le prochain repas.

Je taillai un silex, me cachai, attendît. Un gros oiseau se posa, je le décapitai, l’offrit à la famille, et me fit oublier. La fillette revint, me tendit une pierre. Je lui appris à tailler mes frisbees, les lancer, et surtout, à ne jamais essayer de les rattraper, sous peine d’y perdre un doigt. Nous devînmes " les chasseurs ". Une lueur de respect s’alluma dans les yeux des roumains. Bientôt, il y eut pleins de malheureux pour venir troquer, étalés sur le banc, les oiseaux que nous avions ensemble décapités. Je devins une légende. On m’offrait des œufs, des poissons, des crabes, des ustensiles de bois, des jeunes filles et bien d’autres merveilles en échange de mes volatiles étêtés.
La famille s’agrandît. Je fus l’heureux père du premier enfant né sur notre banc.

J’avais environ quatorze ans. J’étais " le chasseur " d’un monde de miséreux, d’oubliés de la terre. De plus en plus nombreux, nous formions une armée, un bataillon de gueux qui imposait sa loi. Inspirés des souvenirs d’anciens, nous inventions les règles d’une nouvelle société. Je pensais que pour survivre il faut s’organiser, partager les ressources, nos maigres connaissances et ouvrir à chacun les quelques places restantes sur nos bancs de galère. Nous ouvrions nos bras aux exclus de la terre, organisions le sauvetage des réfugiés de la Grande Noyade.

Il fut un temps, disent les anciens où l’homme vivait sur la terre ferme. Les survivants parlent de " villes ", de " voyages ", de " cinéma ", de " scientifiques " qui n’anticipèrent pas les changements brutaux, le cycle des cyclones. Aujourd’hui la mer recouvre tout, calme, dominatrice. L’humanité subsiste, péniblement, sur quelques bancs de sable. Je suis de ceux qui se battent pour qu’aucun rescapé ne reste seul en mer, que les bancs soient publics, en attendant le retour à la terre.

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