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mots en ligne
7 novembre 2014

Sans titre, chapitre 4

soirée

- C’est bon ? T’as fini dans le jardin ?
- Tout est ok pour la pendaison. J’ai sorti tous les sièges disponibles, la musique ; j’ai même mis les guirlandes lumineuses de noël !
- Les guirlandes de noël ? T’es sûr de toi sur ce coup là ?
- Affirmatif, chef ! Ca va swinguer dans les arbres. Il ne manque plus que la crémière.
Antoine enlaça Clotilde, ses mains autour du cou faisant office de corde. Elle fit mine de succomber. Il la souleva et la déposa au dos de la maison. La morte ressuscita, découvrit leur jardin subtilement décoré, style farfelu tendance fantastico-industriel. Antoine avait empaqueté d’aluminium de gros galets qui traçaient un chemin de fée sur l’herbe verte. Lorsque Clotilde découvrit l’ultime but du parcours magique, elle sourit, émue. Libéré de son pacte, Antoine avait ressorti ses vieilles carcasses rouillées et présentait ses œuvres d’art cycliste. Un assemblage de vélos surannés jouait les sculptures industrielles et, à dire vrai, c’était plutôt réussi. Mais l’oeil maternel y vit immédiatement le risque encouru par les nains agités. A défaut de véritable pendaison, la soirée pourrait finir en purée de marmots.
- Et si on essayait de créer comme un cordon de sécurité autour de ton... de ton... de ton installation ?
- Ben non ! L’intérêt, c’est d’aller voir de prés, de toucher, de renifler cette bonne odeur de perfection, cette précision désuète et touchante...
- Ok, je vais être plus claire. Si un môme vient se fourrer dans ta précision désuète et touchante, il risque d’être «touché» dans le genre fin de soirée aux urgences.
- Tu crois ?
- T’as vu là ! La tôle est tellement usée qu’elle est super coupante. Et toute rouillée en plus.
- Attends. C’est pas de la tôle, c’est du...
- Peu importe Antoine, exposer ton oeuvre : ok, mais il faut limiter la casse.
- Bon... je vais voir ce que je peux faire.
Clotilde retourna en cuisine vérifier qu’il ne manquait rien. Elle croisa Gum dans le couloir qui sortait. Au même moment la sonnette retentit, suivie de peu d’une cascade de mots. Simone approchait, précédée de mots emmêlés. Calme, calme, vite, il fallait générer du calme en grande quantité pour rassurer sa belle-mère et tarir le flot continu de ses inquiétudes.
- Bonjour Simone. Vous voilà bien chargée.
- Chargée, bonjour. Si c’est pas assez, pain de courgettes, melons, cake aux olives, tapenade, tartes aux fraises, aux abricots et... je fais un saut en ville prendre des fougasses... ah oui ! clafoutis de pêches...
- C’est plus qu’il n’en faut. Je vous avais dit de ne rien apporter, mais c’est gentil. Tout cela à l’air délicieux. Je vous aide à les poser ?
- Poser, oui, poser sur la table, dans le frigo. Le panier à ramener, les plats à laver ou plus tard, vous les gardez et je repasserai. Repasser aussi les chemises du petit, il va faire sa rentrée...
- Un verre d’eau Simone ?
Clotilde tira une chaise, accula sa belle-mère dans l’angle de la pièce et repoussa la table pour fermer le passage. Ne pouvant échapper, Simone s’assit et pris l’eau qu’on lui tendait, égarant de nouveau quelques mots.

Clotilde lui fit face, s’efforçant de l’apaiser par un questionnement précis sur chaque recette. Canalisée, Simone fixa ses pensées sur ce qu’elle maîtrisait et recouvra son contrôle. Il suffisait à présent de lui assigner une tâche pour espérer la maintenir sur des rails jusqu’à leur départ.
Ils en avaient discuté avec Antoine, et opté pour la recherche de verres vides probablement essaimés aux quatre coins de la maison par leurs invités, lavage des dits verres et remise en place sur le plateau du buffet. C’était dans ses cordes et cela lui permettrait de ne pas rester plantée dans un coin à divaguer. Simone fut soulagée d’apprendre qu’un rôle lui était réservé et demanda à voir quel plateau et à quel endroit le poser. Les deux femmes partirent en repérage dans le jardin.
Les voyant arriver, Edmond fonça droit sur elles pour embrasser Clotilde et la détourner grossièrement de la scène qui se tramait aux abords du potager. Elle n’eut que le temps d’apercevoir Antoine, les bras chargés de bazar, s’affairer autours de son œuvre, avant d’être littéralement soufflée par une grande tape dans le dos émanant de papi. Il gesticulait en tous sens, visiblement soucieux de détourner l’attention. Souhaitant s’épargner une nouvelle accolade virile, Clotilde obtempéra et ignora la mystérieuse agitation de son mari.

C’est le moment que choisit Lilas pour apparaître costumée et fardée des pieds à la tête en Lolita de Prisunic : petit top à paillettes bleu turquoise, jupe de satin orange ultra courte, talons hauts empruntées à sa mère, cheveux teintés de rose ramenés en palmier sur le sommet du crâne, breloques dorées à chaque étage et maquillage flashi que n’aurait pas renié une star du X des années quatre-vingts. Clotilde se demanda si la fillette était consciente de la vulgarité de son accoutrement ou si réellement elle pensait être belle.
Gum revint d’on ne sait où et lâcha le mot qui planait.
- T’as l’air d’une pute.
- Ne parles pas ainsi de ta sœur.
- Bonjour les enfants !
- Maman, dis lui que c’est même pas vrai. Et toi, t’as l’air d’un gros malabar dégobillé plein de caca.
- Stop. Stop. Dites bonjour à papi et mamie et vas te changer Lilas. Je t’assure qu’il y a mieux à faire, je passe te voir dans la chambre immédiatement. Quand à toi, Gum, vas te laver et mettre des vêtements propres.
L’aîné fila sans rien dire. Lilas piqua sa crise. Clotilde dut promettre de lui prêter un vrai collier en or pour la décoller du bitume et la traîner vers la maison. Elle négocia une tenue décente pour sa fille contre quelques uns de ses bijoux, puis se changea à son tour.

Il était dix-neuf heures. Clotilde était nerveuse. Serait-elle à la hauteur, elle, la petite esthéticienne inculte, pour converser avec tous ces profs, ces artistes, ces gens si sûrs d’eux qu’appréciait Antoine ? Elle reconnut la légère nausée éprouvée dans l’enfance lorsque ses parents daignaient la présenter aux hôtes de marque du Clos Manné. La peur de dire une bêtise, le feu qui monte aux joues dès qu’un quelconque attaché ministériel l’interrogeait poliment sur sa scolarité, les mots qui ne trouvaient plus leur place dans ses réponses entortillées, hors propos, à la femme du grand chirurgien machin s’enquérant de ses loisirs. Élevée parmi les hauts dignitaires, Clotilde s’était toujours sentie ignorante, sotte, incapable de soutenir une conversation. Même si elle se l’expliquait depuis par le peu d’attention que lui témoignaient les Crémieux, elle conservait un sentiment d’infériorité et avait choisi un métier manuel pour fuir les études, les livres qui intimident.
Antoine l’avait mainte fois rassurée à ce sujet. Elle lisait les romans, les essais qu’il lui conseillait mais n’y trouvait jamais de plaisir. Hermétique aux mots malgré son intelligence et sa sensibilité, Clotilde captait les idées sans être capable de les retranscrire. Lorsqu’elle tentait d’exprimer un raisonnement complexe ou un sentiment diffus, sortait de sa bouche une purée confuse, inintelligible. Ses interlocuteurs souriaient courtoisement et reprenaient la conversation auprès d’autres convives.
Heureusement, il y avait toujours une collection de femmes de..., abonnée à la critique gastronomique des restos du coin, aux bonnes affaires à ne pas manquer en matière de shopping, aux activités artistiques de leurs chérubins. Clotilde retrouvait les préoccupations de ses clientes poilues et savait les phrases à prononcer pour les faire rebondir. Même si le fond ne l’intéressait pas, elle ne risquait rien sur le terrain des banalités.
Pour évacuer l’anxiété, elle se confectionna un masque. Un maquillage soigneux dont les gestes affectueux et les pinceaux soyeux lui procurèrent un certain bien-être.
Lilas avait filé avant que sa mère ne puisse juger de son allure. Clotilde décida de ne pas s’énerver quelque soit le look de sa fille et rejoignit les voix qui se multipliaient en bas.

Dans le fond du jardin, un attroupement masquait l’oeuvre d’Antoine dont s’échappaient des bruits étranges. Approchant, Clotilde découvrit le stratagème répulsif tout droit sorti du cerveau alambiqué de son mari. Il avait branché une sorte de gyrophare dont les faisceaux tournoyaient au centre des carcasses, projetant des ombres qui iraient grandissantes dans l’effroi et le soir. Pour parfaire l’horreur de sa scène barbare, une musique angoissante crachotait des cris étouffés depuis un vieux radio-cassette empalé en lieux et place d’une selle manquante.
La barrière anti-mômes semblait fonctionner ; plusieurs petits pleurnichaient déjà dans les bras de leur mère.

En hôtesse résolue à maintenir la fête sur des rives joyeuses, Clotilde proposa un verre entre deux embrassades, et la visite de la nouvelle maison. Soulagés, bon nombre de convives la suivirent jusqu’au buffet. La pendaison pouvait commencer ; la crémière, décidée à survivre coûte que coûte, prenait les rênes de la soirée.

La plupart des mômes disparurent rapidement. On les entendait, au loin, semer la terreur dans la garrigue adjacente. Antoine partit à leur recherche et revint l’air coquin, rassura les parents afin qu’ils laissent libres leurs enfants ; ça ne risquait rien, deux ou trois grands veillaient sur le troupeau.
Edmond joua les barman, emplit tous les verres qui passaient à sa portée sans oublier le sien.
Simone fut presque à la hauteur du rôle qu’on lui avait confié. Sauf lorsqu’elle revint paniquée de la cuisine et fit signe à Clotilde de la suivre. Affolée, elle désigna sur le plateau de verres sales quatre coupes remplies à moitié.
- Je désolée. Qui sait. J’ai pris sans attention. Ils vont chercher. Il faut leur redonner mais je confuse. Je sais plus où c’était... à qui.
- J’ai une idée Simone...
- Il faut me pardonner. Je ferai attention...
- Ecoutez Simone. C’est un tout petit problème et j’ai une bonne solution. On lave les verres, on les ramène et on emplit les quatre que voici. Ainsi, ceux qui les ont égarés retourneront au buffet et trouveront un verre plein au lieu d’un verre à moitié vide. Tout le monde y gagne !
- C’est bien. D’accord. Mais pour me pardonner, pénitence, je le fais. Vous, vous allez au buffet et vous guettez si quelqu’un cherche son verre.
- Ok, je le fais patienter jusqu’à votre retour.
- Merci Clotilde, je fais vite.
- Tout va bien Simone, je vous remercie de faire tout cela pour nous. Avez-vous remarqué comme vos plats ont été appréciés ?
- Non. Je regardais les verres.
- Vous avez mangé au moins ?
- Oui, avant de venir.
- Pardon ?
- Oui, c’est mieux, comme ça j’ai tout mon temps pour vous.

Clotilde s’éloigna, chamboulée par le dévouement de cette femme, son enfermement dans un monde à bonne distance du bonheur. Elle se demanda comment Antoine était sorti indemne d’un tel modèle parental. Indemne, c’était surestimé peut être... Il conservait en héritage un léger voile de folie qui se fixait sur ses loisirs : la lecture répétée des mêmes ouvrages, sa passion pour les vélos pourris, le démontage compulsif de tout ce qui recelait un brin de mécanique, et la musique décérébrée qu’il imposait parfois à la maison.
Ce n’était rien comparé aux mauvaises habitudes transmises par son père, monstre d’égoïsme, fervent oppresseur de la femme au foyer. Clotilde avait dû batailler âprement pour convaincre Antoine qu’un homme est aussi digne de la vaisselle ou de l’aspirateur qu’une femme. Et, lenteur mise à part, il avait fini par admettre le partage des tâches.
Clotilde l’observa faire son show devant une libellule, expliquant à son public captivé le principe de propulsion des insectes. Malgré ses petits défauts, elle le choisirait de nouveau s’ils n’étaient déjà mariés. Une bière à la main, il berçait ses convives de sa voix douce et basse, nimbait de quiétude ceux qui l’entouraient. Quel était son secret pour faire naître une paix profonde et chaleureuse quelque soit l’auditoire ?

Après avoir papoté, rigolé, dansé, la nuit devint feutrée. Les guirlandes diffusaient une pâle lumière, préservaient les confidences de quelques groupes en grande conversation, paroles dégrafées, libérées du carcan de la superficialité par le rire et le vin. D’autres silhouettes affalées dans le noir cherchaient au contact de la terre l’énergie de se relever. Quelques pétards tournaient, dissolvant en fumée les restes de lucidité.
Les mômes, rentrés vers minuit de leur escapade secrète, en sueur, portaient dans leur regard les traces de conneries partagées. Ils avaient dû enfreindre bien des lois ; rires et chuchotements solidaires en témoignaient. Ils s’étaient joint un temps aux danses de leurs aînés et dormaient à présent enchevêtrés dans le salon.
Edmond ronflait, affalé sur une chaise, Simone assise à ses côtés. Clotilde avait proposé de les raccompagner mais la vieille femme, glacée par une expérience précédente, avait refusé qu’on réveille son mari aviné. Elle attendrait qu’il ouvre un œil et s’en remettrait à la conduite chaloupée du maître, y adjoignant quelques prières pour garantir leur sécurité jusqu’au lit conjugal. Clotilde soupira d’aise, la crémière était morte mais heureuse.

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